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« Vivre en disciple missionnaire »

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Symbole chrétien du poisson, tracé sur du sable. Vivre en disciple missionnaire

Intervention du Cardinal Bustillo à l’occasion du rassemblement national Kerygma

(à Lourdes, le 22 octobre 2023) 

Mes amis, je crois opportun pour notre société inquiète et en quête d’un GPS existentiel de plonger dans nos racines spirituelles.

Chrétiens, nous avons une histoire et un patrimoine spirituel. Regarder notre patrimoine kérygmatique ne signifie pas avoir un regard nostalgique vers le passé. On le sait, la nostalgie rouille la mémoire. On le sait aussi, comme le disait Shakespeare, « qu’il ne faut pas gâcher le présent avec un passé qui n’a pas de futur ». En même temps, notre nature et notre culture nous rappellent l’origine heureux et courageux de notre foi. Annoncer Jésus mort et ressuscité au XXIe siècle est tout à fait propice et, paradoxalement, nouveau. Les jeunes et les moins jeunes sont presque vierges d’un point de vue religieux. On ne trouve pas tout sur Wikipédia…

Alors, ce matin avec vous, je voudrais développer trois aspects pour vivre notre foi, notre vocation et notre mission.

1. Vivre

C’est le premier terme du titre de cette réflexion. Oui, vivre. Parfois dans notre société frénétique nous n’avons pas le temps. Qui n’a pas entendu plusieurs fois par jour les expressions : « je n’ai pas le temps », « je suis débordé », « en ce moment impossible », « je n’en peux plus » … Notre société occidentale a un problème avec le temps. Nous sommes dévorés par le temps, Chronos l’emporte sur Kairos. Le résultat est que nous vivons une tension chronique en nous et autour de nous. La vie personnelle, affective, professionnelle et spirituelle sont touchées. Alors, nous sommes ou sous pression ou en dépression. Dur, dur de trouver l’équilibre.

Depuis très longtemps notre société utilise des termes forts pour indiquer une situation humaine complexe de l’Eglise avec des défis et des dangers. Ainsi, au début du XXe siècle, Max Weber nous parlait du « monde désenchanté » ayant fragilisé la vie culturelle, économique et sociale. Vers la fin du XXe siècle, la société occidentale utilise un autre terme : la « sécularisation ». En ce XXIe siècle nous avons hérité du désenchantement et de la sécularisation de nos pères.

Face à cette situation, qui n’est pas nouvelle, comment vivre la foi ? Les théologiens, les sociologues et les maîtres spirituels offrent leurs analyses, leurs synthèses et leurs propositions. Comment est vue l’Église dans notre société ? Comment l’Église est vue par ses membres ? Chacun pourrait partager sa vision de l’Église.

Les images du monde de la navigation m’inspirent parce que Jésus apaise ses disciples et montre sa puissance dans une barque fragile au milieu d’une tempête (Cf. Mc 4,35- 41).

Qu’entendons-nous sur la vie de l’Église en France aujourd’hui ? Je vous propose quelques visions :

  • La vision catastrophe. L’Église, c’est le Titanic, le paquebot coule et nous avec. Dans l’Église il y a un manque de vocations évident, l’âge moyen des catholiques est élevé, les assemblées sont maigres et il existe une réelle désaffection des familles, la société n’est plus chrétienne.
  • La vision messianiste. La situation est tragique mais nous avons une solution : construisons l’arche comme Noé. Face aux dangers du monde immoral et hostile, un groupe d’élus, les fidèles, par un style de vie et par un système de pensée pur et parfait, se protégeront des flots en furie. Un messianisme guidé par une vision un peu cathare où il y a les élus et les perdus.
  • La vision pessimiste. Nous naviguons dans un bateau fantôme, nous connaissons le port du départ mais ne savons pas où nous allons, nous avançons dans le brouillard. L’avenir n’est pas clair parce que le monde est un festival d’incertitudes.
  • La vision naïve. Nous sommes dans un navire de croisière, à bord il n’y a pas de souci, les problèmes sont restés sur le continent. Notre petit monde est confortable. Certes il y a des difficultés mais il ne faut pas s’agiter, restons optimistes.
  • La vision combative, voire paranoïaque. Les politiques sont contre nous, les évêques sont mous, les journalistes se moquent de nous, la société nous méprise… alors faut-il tout supporter ? Nous sommes dans une frégate, nous devons protéger l’Église des menaces extérieures et des ennemis en les attaquant et en nous défendant. C’est le temps de la force. Il faut agir fermement, autrement nous disparaîtrons. Dans cette vision, le risque est que le salut vienne de notre volonté et de notre force.
  • La vision disciplinée. Nous sommes un navire-cargo, nous transportons un énorme patrimoine ecclésial d’un lieu à un autre, d’un port à un autre. C’est ce qu’on a toujours fait. On le fait sans passion, on gère.
  • La vision de connexion. Nous sommes dans des ferrys pour transporter les personnes d’un point à un autre, d’une rive à une autre, d’une situation à une autre. L’action n’est pas spectaculaire mais elle est efficace. De cette manière on facilite la communication et les contacts. Jésus avait dit à ses disciples : “passons sur l’autre rive” (Mc 4,35).

Certes, ces images sont un peu caricaturales, mais elles montrent des aspects réels de la vie ecclésiale. Elles reflètent des situations et des inquiétudes entendues autour de nous, de formes et de styles différents. Un bateau dans un port est protégé de la furie de la mer. Mais un bateau n’est pas conçu pour rester dans un port, sa vocation est de traverser les océans en admirant les merveilles, en évaluant les risques et en évitant les dangers. Comment vivre dans ce contexte ?

Il serait dommage d’appliquer à l’Église d’une manière acritique le système de fonctionnement du monde. Il serait dommage que le côté « profane » ou mondain de la société entre dans notre manière de vivre la mission.

Aujourd’hui le moteur de notre société occidentale est guidé par les finances et par la politique. Le savoir, le pouvoir, le faire et le paraître dominent la manière d’exister dans le monde. Dans cette optique seulement les résultats, et bien sûr, les bons résultats, orientent les choix de l’homme moderne. Le moteur est toujours le « plus » : le plus fort, le plus riche, le plus habile, le plus célèbre, le plus influent…

Alors, la vie « moderne » est un combat de pouvoir où il y a toujours un dominant et un dominé, un gagnant et un perdant, un satisfait et un insatisfait. Faut-il faire la promotion de cette logique dans l’Église ? Ces dynamiques orientent vers un avenir primaire et cet avenir est tristesse. Dans ce système de vie la violence est partout et la sérénité nulle part. Les résultats, non pas matériels mais humains, de ce genre de vie ne sont pas extraordinaires.

L’être est laissé de côté. La vie intérieure et l’identité profonde restent périphériques. Un système social en panne d’âme est un système social malade. Ainsi, notre société engendre des comportements névrosés. Il est facile de rentrer dans une logique de contrôle et de cellule de crise. Il faut tout contrôler, il faut tout gérer, il faut réussir. Aux problèmes il faut trouver des solutions quitte à sacrifier les personnes. Humainement, l’homme moderne connaît la fatigue et la démission. L’homme moderne perd ses rêves, l’illusion, la joie, le jus. Il est dans la fonction mais oublie la vie. Il ne lit plus, n’écoute pas de belles musiques, n’admire plus la beauté de la nature, ne fait rien de gratuit. Il devient étrange parce qu’étranger à la normalité humaine. Il oublie l’élévation et la Transcendance.

En Église, nous ne sommes pas toujours à l’abri de la tentation mondaine de mettre à la première place l’action. Parfois, la vie chrétienne est submergée par la gestion au lieu d’être motivée par la passion. Il se peut que, comme dans le passage de l’hémorroïsse (cf. Mc 5, 25-34), il y ait des souffrances liées à un autre type d’hémorragie, celle du sens. La fatigue intérieure peut faire naître la passivité, le penser mou, la survie. Dans l’ordinaire, on joue le jeu mais sans plus. Alors, la médiocrité se tient à la porte et frappe… La fonction peut orienter l’homme moderne mais aussi le chrétien vers une vie artificielle.

Mais la vie n’est pas une comédie. Notre foi et notre mission mettent au centre non pas les personnages mais les personnes. Le Seigneur doit être replacé au centre de notre vie missionnaire pour retrouver le sens et le goût de la vie baptismale. Un chrétien n’oublie pas le « toi, suis-moi » de Jésus. L’appel du Christ déplace et replace. Comme dans l’appel de Matthieu (cf. Mt 9,9) Jésus nous sort d’une fonction pour commencer une mission. Il nous rappelle que nous ne devons pas nous limiter à exister mais nous devons vivre et vibrer.

2. Disciples

Avant d’être missionnaires, on est des disciples. Le disciple se laisse guider, il est docile. 

Notre société vit un moment étonnant où l’on veut être totalement libres (sans aucun conditionnement ou manipulation, signes de faiblesse) et, en même temps, on cherche des coachs, pour être performants et solides, on les écoute et on leur fait confiance. En plus on vit la période des influenceurs… Par le net, ils ont plein de disciples ou des communautés, comme on dit aujourd’hui. Les deux principaux influenceurs français ont entre 8 et 10 millions d’abonnés.

Dans notre cas, en tant que chrétiens, nous sommes d’abord, les disciples de Jésus. Dans l’Évangile, Jésus appelle les siens non pas parce qu’il craint d’être seul ou parce qu’il a besoin d’affection et de reconnaissance, mais parce qu’il veut envoyer ses disciples dans le monde.

Jésus appelle les siens pour qu’ils soient avec lui (cf. Mc 3,14) avant de les envoyer en mission. Ce récit de Marc est important. Les disciples avant d’agir ils sont avec le Seigneur. Ils partagent sa vie. Ils le voient prêcher, guérir, sauver. 

Le Pape François, lors de l’audience générale du 18 octobre 23, disait, en prenant comme modèle Charles de Foucauld, que pour évangéliser il faut avoir Jésus dans le cœur. Sans l’expérience de Jésus dans le cœur, nous risquons de parler de nous-mêmes. Le pape disait : beaucoup parlent de l’humanité, de leur spiritualité, mais est-ce qu’ils parlent de Jésus ?

Je crois que cette remarque est cruciale. Lors de nos séances de catéchisme, catéchuménat, formation des adultes, souvent nous transmettons un savoir, des connaissances. Cela est important, certes. Mais, parfois, notre manière de devenir disciples est un peu académique et scolaire. Notre temps exige une rencontre avec le Christ. Énormément de nos contemporains, partent au Tibet, en Inde ou en Amazonie, pour vivre un temps spirituel. Là il n’y a pas de cours, ils vivent une expérience. Jésus demande aux siens d’être avec lui. Peut-être il est intéressant pour nous de présenter à tous ceux qui cherchent Dieu la dimension de la prière. Le « prendre le temps avec Jésus ».

Nos églises sont des lieux uniques, habités, elles ont les traces du sacré. Il y a l’espace intérieur, le volume, la hauteur, … Je m’étonne toujours que, dans la recherche sophistiquée de la paix intérieure, nos contemporains vont dans des lieux chers où, dans des cadres minimalistes, ils écoutent le chant des oiseaux ou l’eau des cascades. Ce mouvement de recherche de la paix est tellement important aujourd’hui. Et alors on va vers des lieux de bien-être mais pas nécessairement vers des lieux pour être bien. Nos églises-édifice sont une bénédiction pour se poser et se reposer avec Jésus. Nous devrions repartir des églises comme lieu privilégié pour être avec Jésus. Un disciple voit, entend, touche, sent, goute Jésus. Les sens nous permettent de ne pas rester à un niveau juste conceptuel.

3. Missionnaires

Notre temps demande à sortir d’un regard lié à la colère, à la fatigue ou au messianisme naïf et à la peur pour vivre la mission sans arrogance et sans complexes. Entre confort et effort deux visions de la mission se dessinent d’une manière dangereuse et caricaturale.

D’un côté, les défenseurs du confort, ceux qui sont rassurés dans le « on a toujours fait comme ça » et « je fais ce qu’il faut faire », « on disparaît, mais c’est pareil pour les autres », « c’est une crise globale ». Dans ce système, la vie tourne autour du faire, du savoir et du pouvoir. Le risque dans cette logique est de mener une vie de devoir mais fade et médiocre, perdant la force du signe.

De l’autre, nous avons la réaction à cette vie fade et confortable. Nous avons les prophètes de l’effort. Ainsi, certains déçus de l’immobilisme ou de l’apathie veulent redonner à la vie chrétienne sa force par des formes de piétisme, de volontarisme et de moralisme guidés par l’impératif : « il faut ». On soigne le faire et la forme mais on néglige l’être et la vraie conversion. On est fidèles à la loi mais sans aimer. Par le moralisme, le volontarisme et le formalisme on enterre l’Évangile. 

Je vous propose quelques défis pour notre mission aujourd’hui.

Dans Luc 10,1, Jésus envoie les 72 disciples pour la mission. Est-ce qu’ils étaient prêts ? Est-ce qu’ils connaissaient la théologie et la spiritualité ? Est-ce qu’ils connaissaient les techniques de communication ? Sans doute ils n’avaient pas de diplômes pour la mission. Mais ils partent sur la parole de Jésus. Ils précèdent Jésus, ils ne sont pas seuls. Jésus dit aux disciples « je ne vous laisserai pas orphelins » (Jn 14,18) et, « moi je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28,20).

Dans la mission nous hommes avec Jésus. Nous n’avons pas la mission d’endoctriner, de séduire ou de dominer les autres. Les disciples missionnaires sont des témoins du Ressuscité : vous allez recevoir une force quand le Saint-Esprit viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre (Ac 1,8). Ils sont poussés par l’Esprit Saint et non par une envie d’être un groupe religieux prestigieux et puissant.

Dans ce monde auquel nous sommes envoyés, je vois des défis passionnants pour être le sel et la lumière du monde (cf. Mt 5,13-14). Un missionnaire de Jésus apporte du goût à la vie pour qu’elle soit lumineuse.

4- Réhumaniser la société

Jésus commence son ministère public par les paroles du prophète Isaïe : l’Esprit du Seigneur est sur moi parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs leur libération, et aux aveugles qu’ils retrouveront la vue, remettre en liberté les opprimés, annoncer une année favorable accordée par le Seigneur (Lc 4,18-19).

La mission de l’Église est une Bonne Nouvelle pour le monde, pour notre monde et, en particulier, pour les plus démunis, pour ceux qui souffrent. Les pauvres seront toujours avec vous, dit Jésus (Cf. Jn 12,8).

La mission des chrétiens ne peut pas être féconde en dehors de ce monde. Dans l’humanité il y a des joies et des peines, des forces et des fragilités, des signes de confiance et d’autres d’inquiétude, des hauts et des bas. C’est la vie. Un électrocardiogramme plat est le signe de la mort. Tant qu’il y a des hauts et des bas, c’est qu’on est en vie, il y a de l’espoir. Il est crucial que les chrétiens regardent ce monde chastement, c’est-à-dire sans vouloir le dominer. Il s’agit d’un regard libre et détaché. Avec une certaine facilité, en voyant les failles et les incohérences de la société, on peut la juger et la condamner. Il est aisé de lister ce qui ne va pas, ce qui est contraire à notre foi et à notre morale.

Cette société peut nous séduire ou nous choquer. Elle peut déclencher en nous des mécanismes de domination ou de protection. Mais pour vivre notre mission, nous ne pouvons pas ne pas voir les tiraillements et les défis de ce temps qui gémit en attendant sa libération (Cf. Rm 8,23). Ce monde imparfait tend vers la perfection. C’est en aimant l’humanité imparfaite que les baptisés accompliront leur mission. L’amour de Dieu les aidera à éviter des lectures fatalistes et tristes, des lectures fanatiques et violentes, des lectures naïves et irresponsables sur notre monde. Dans des situations de crise, les extrémismes sont faciles et ils vont du totalitarisme à l’anarchie. Des témoins de l’Évangile doivent se lever pour imprégner notre monde complexe de l’amour de Dieu.

5- La société du faire

Autour de nous, la société moderne fonctionne avec la science, la technique et l’univers du numérique. De la révolution industrielle à la révolution numérique, l’homme baigne dans un monde frénétique où l’accent est mis sur le faire. Il n’est pas rare de constater lors de rencontres informelles ou professionnelles que l’homme se réalise et s’épanouit plus par ce qu’il fait que par ce qu’il est. 

En s’inspirant de Descartes, on peut imaginer le dicton de l’homme moderne : « Je fais donc je suis ». La dynamique de l’action est propre à l’homme. Par le travail, l’homme transforme la matière et construit des outils pour améliorer sa vie. Par le travail, l’homme continue l’œuvre de la Création. L’homo faber, avec son intelligence et ses mains, a la sublime capacité de faire progresser, par le travail, la transformation et l’évolution du monde. La saine attitude alliant travail et intelligence est une bénédiction pour l’homme. 

Nous voudrions mettre l’accent, dans cette réflexion, sur les excès dans le faire ou, plutôt, sur le désordre dans l’action. L’activisme déstabilise l’homme et les actions chronophages l’épuisent.

La société moderne active et frénétique de notre Occident dit évolué connaît des failles fondamentales. L’avoir et le posséder ne donnent pas le bonheur. La course insensée au faire a provoqué des fissures dans le système social. L’hyperactivité professionnelle a éloigné les personnes d’une vie relationnelle et affective gratuite et épanouie, a créé des tensions dans les familles, a poussé à des relations professionnelles féroces, et, surtout, a dévoilé que le faire et l’avoir ne sont pas le sens de la vie. “Rien de nouveau sous le soleil”, dirait Qohéleth. Depuis le fruit de la Genèse où Adam et Ève cèdent au désir d’avoir et de posséder, bien des tensions sont entrées dans la vie relationnelle, spirituelle et professionnelle.

Notre société hyperactive, poussant au toujours plus loin – toujours plus vite –, montre ses limites. De nouvelles réflexions naissent à partir d’une situation inédite due au mal- être des personnes. La suractivité crée des fractures internes. Certains psychologues et certains penseurs reprennent la tradition ancienne, surtout stoïcienne, sur le telos et le scopos. Il y a une telle insistance et presque une obsession sur la performance et les résultats qu’à la fin la santé physique et psychologique est sacrifiée. Le faire vise la rentabilité. Et beaucoup d’entreprises sont structurées uniquement pour avoir des résultats. La fièvre du résultat est souvent psychotoxique.

Alors la tradition stoïcienne rappelle que, dans la vie, il y a le scopos, mais il ne faut pas oublier le télos. Le scopos vise un résultat, un objectif. Pour rejoindre cet objectif, l’homme se met sur la voie de la performance. Ce processus peut altérer sa santé, sa créativité et sa joie. On atteint l’objectif mais à quel prix ? La réussite est accompagnée d’une étrange sensation de vide et d’insatisfaction. Le telos est centré sur le présent, sur le bien faire au moment présent, sur le hic et nunc afin de vivre et agir au mieux. Le telos n’est pas basé sur la performance mais sur la joie de l’acte présent. En réaction à l’activisme, notre mission chrétienne nous invite à explorer d’autres domaines de la vie humaine qui ne sont pas liés à la production. Il est important de redécouvrir la dimension de la gratuité. Jésus dit dans l’Évangile que notre Père du ciel est Providence, Il veille sur nous : Ne vous faites donc pas tant de souci ; ne dites pas : « Qu’allons-nous manger ? » ou bien : « Qu’allons-nous boire ? » ou encore : « Avec quoi nous habiller ? » Tout cela, les païens le recherchent. Mais votre Père céleste sait que vous en avez besoin (Cf. Mt 6,31-32). Lui faire confiance est notre manière d’incarner la foi. Peut-être qu’il est utile de revoir l’Homo ludens. Le ludique est la part humaine permettant d’aborder la vie par la détente, l’amusement et le jeu. La dimension ludique chez l’être humain est essentielle, surtout lors de l’enfance, parce qu’elle favorise le contact, le lien et l’attention à l’autre. Ce côté ludique pourrait être décliné au sens de gratuité. Dans la vie chrétienne il est utile de développer des activités gratuites et simples pour relier les personnes et souder les communautés.

6- La pression pour réussir

En tant que chrétiens, nous avons un héritage étonnant et déroutant. Jésus « a réussi » sa vie en passant par un échec. Notre vocation inclut la croix, la mort, la souffrance, l’échec humain. Est-ce pour nous décourager ? Bien sûr que non. L’incarnation et la passion de Jésus sont deux manières originales et uniques d’épouser l’humanité. La voie de l’humilité et de l’échec apparent n’est pas du tout dans la vision et les perspectives de l’homme contemporain. En Occident, nous pourrions distinguer deux types de réussites. Celle musclée de l’avoir et de la domination et celle plus douce de la paix et du bonheur. Dans la première catégorie, la logique du pouvoir est devenue le moteur de la vie sociale. Il existe comme une obsession de la performance. Or, le sens de la vie professionnelle ne doit pas se limiter à réussir mais à agir au mieux. Dans la trilogie Le Seigneur des anneaux de Tolkien, à un certain moment, l’auteur dit de Gollum, cette créature étrange, souffrant d’une dépendance tragique de l’anneau : « le pouvoir dévore l’être ».

Il s’agit d’une terrible réalité qui crée une soumission de l’être à un autre, à un objet ou à une situation. La conséquence de cette servitude est que l’être se fragilise de l’intérieur. La dépendance à une force extérieure dilue la consistance de l’être.

Réussir, telle est la question et tel est l’avenir. Combien de conférences, formations, coachs et initiations pour réussir ? Les prédicateurs de la réussite sont très actifs. L’insistance est surtout axée sur la vie professionnelle et personnelle. D’une manière assez directe, réussir, c’est gagner et gagner aux dépens de l’autre, gagner à la concurrence. Je réussis quand je gagne et quand je domine. Cet état d’esprit montre déjà ses limites. Pour réussir professionnellement, on néglige parfois la famille, la santé, l’amour, les relations… Et, lorsqu’à la fin on réussit, on se trouve pourtant insatisfaits et malheureux. Il se produit une douloureuse disproportion entre l’énergie donnée pour réussir et le vide qui s’installe à l’intérieur.

L’Évangile de Saint Luc nous parle d’un point de vigilance pour vivre la mission selon Jésus. Dans la très connue parabole du riche insensé (Lc 12, 13-21) L’homme, un bon gérant, un homme habile, croit qu’il a réussi sa vie parce que ses greniers sont pleins. Or, il est seul. Il se dit en lui-même : mange, boit, jouit de l’existence. Dans la parabole, cet homme est seul. Seul à risquer, seul à décider, seul à réussir, seul à profiter. À la fin, la demande sur le sens de sa vie est terriblement directe : tu es fou, je te demande la vie, tes biens qui les aura ? Cet homme a rempli ses greniers mais il se retrouve seul et avec une vie vide. Dieu ne nous demande pas ce que nous avons mais ce que nous sommes.

L’Évangile nous invite à réussir la vie par la sainteté des vies données.

7- Paraître et disparaître

Ce monde artificiel étrange où règne la super exposition virtuelle provoque des dégâts dans l’évolution personnelle. Dans un tel monde, certains aspirent à l’authenticité et non à la comédie, à la vérité et non au factice, à soigner la personne et non le personnage. En fait, certains experts le disent avec inquiétude : d’où vient ce désir incontrôlable de paraître ? Pourquoi vouloir être toujours sur scène ? La réponse est triste et réaliste. Sans doute, le paraître cache un déficit d’être et une peur de disparaître. 

Pour dépasser la peur de disparaître, signe d’une fragilité intérieure, on installe la culture du paraître aux mécanismes artificiels et on néglige totalement l’être, frère pauvre de la famille. Vivre dans le paraître d’une manière permanente brise le lien avec la réalité, avec l’existence et les valeurs.

Par la tyrannie de l’apparence notre société crée un jeu d’acteurs où chacun joue son rôle. C’est triste. 

Quitter la société du paraître pour épouser celle de l’être est une manière de se purifier et d’afficher sa propre identité dans la simplicité. Pour passer de l’artificiel au naturel il suffit de le décider. Nous le savons, les artifices et le paraître engendrent le vide intérieur. Le soin de l’être ouvre à l’autre. Au lieu de se forcer à paraître beau par le physique, il serait judicieux d’être bon par le cœur. C’est un merveilleux défi.

Dans ce monde crispé, notre mission est appelée à observer les mouvements de nos contemporains pour donner une réponse selon l’Évangile. Dans le domaine du plaire et du paraître, Jésus donne des enseignements clairs. Avec les pharisiens il est extrêmement sévère. Il dira : Toutes leurs actions, ils les font pour être remarqués des gens : ils élargissent leurs phylactères et rallongent leurs franges ; ils aiment les places d’honneur dans les dîners, les sièges d’honneur dans les synagogues et les salutations sur les places publiques ; ils aiment recevoir des gens le titre de Rabbi (Mt 23,5-7). 

Les pharisiens sont dans l’apparence, Jésus le dit simplement : ils font tout pour « être remarqués ». Il y a ce qu’ils font et ce qu’ils aiment : les titres, les honneurs, la gloire humaine. Si Jésus critique cette attitude des pharisiens, c’est pour éduquer ses disciples. Jésus n’a jamais agi pour paraître. Jésus va plus loin. Dans son combat contre les pharisiens, il les déclare malheureux par leur vie incohérente : Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis à la chaux : à l’extérieur ils ont une belle apparence, mais l’intérieur est rempli d’ossements et de toutes sortes de choses impures. C’est ainsi que vous, à l’extérieur, pour les gens, vous avez l’apparence d’hommes justes, mais à l’intérieur vous êtes pleins d’hypocrisie et de mal (Mt 23,27-28).

Jésus oppose l’extérieur, l’apparence, et l’intérieur, plein d’hypocrisie et de mal. Ces paroles secouent les esprits. Jésus prêche la cohérence entre l’intérieur et l’extérieur. Or, chez les pharisiens il y a un divorce entre le faire, le paraître et l’être réel. À ce type de comportements Jésus propose un modèle de simplicité et de vérité, Nathanaël : “Voici vraiment un Israélite : il n’y a pas de ruse en lui” (Jn 1,47). Nathanaël est un homme vrai, il ne triche pas dans la vie, il a une vie unifiée. D’où l’importance dans notre vie spirituelle de travailler l’être, la vie intérieure, pour ne pas sombrer dans des vies doubles et, donc, fausses. Saint Paul invite les Éphésiens à se laisser guider par l’Esprit pour grandir à l’intérieur : “qu’il vous donne la puissance de son Esprit, pour que se fortifie en vous l’homme intérieur” (Ep 3,16).

8- Une jeunesse désarticulée

Dans les années 1970, des psychologues parlaient déjà d’une société « adulescente» où les jeunes ont du mal à trouver l’autonomie affective et économique en passant de l’adolescence à l’âge adulte. Cette lenteur sociale est due à leur manque de confiance et à leurs doutes. À côté de ce facteur personnel s’ajoute la difficulté sociale de trouver un travail, un couple serein, une place dans la vie.

Cinquante ans après, ces difficultés se sont accrues. Les jeunes vivent dans une société qui entretient l’immaturité. Les adultes pratiquent le jeunisme, la culture anti-âge, pour ne pas vieillir. Cette pratique est un combat contre le temps, sans doute par peur. L’aspect physique, le langage jeune et « cool » et la mentalité doivent montrer que les parents et grands-parents sont âgés mais pas vieux.

Les jeunes du XXIe siècle sont issus de parents nés bien après 1968. Ces parents ont grandi dans un monde affectif insécurisé. En fait, dans la nouvelle société les liens sociaux sont fragiles, mouvants, peu fiables et provisoires. Le premier cercle social de l’être humain, la famille, est devenu un lieu instable.

L’Église ne doit pas juger et condamner des personnes vivant dans des situations complexes. Elle doit encourager à l’endurance et à la responsabilité. Il n’est pas simple de construire dans la durée dans un monde mobile et instable. L’importance de la consommation a une énorme influence sur les choix de nos contemporains. Les slogans publicitaires s’appliquent aux personnes et à la vie affective : « Le produit ne te convient pas ? Change ! La personne ne te convient plus ? Change ! ».

Les jeunes d’aujourd’hui baignent dans une société ayant vécu les changements sociaux et sociétaux les plus rapides de l’histoire de l’humanité. Ces mutations touchant à la cellule familiale ne laissent pas les jeunes indemnes. L’OMS alerte que 30 % des jeunes souffrent de fragilités affectives ayant des conséquences mentales. Ainsi leurs troubles psychiques viennent d’une vie trop sédentarisée, trop hermétique et avec trop de pression. Les conséquences sont tristes : des addictions, des TOC (troubles obsessionnels compulsifs), un manque de sommeil, le développement des peurs, l’anorexie, la boulimie, la schizophrénie…

En présentant ces faits, il ne s’agit pas de faire une lecture rapide et sombre de notre histoire. Il s’agit, comme nous l’avons dit, de constater les mutations profondes de notre société. Qui éduque les plus jeunes ? Hélas, les réseaux sociaux ont une responsabilité frappante et ont plus de poids dans leur formation que les parents et les institutions. À travers eux, on peut choisir qui écouter, qui suivre et qui accepter dans son univers personnel. Dans certains réseaux, l’éducation est comprise comme séduction.

Leurs personnalités se forment par cette force de séduction qui vend de l’illusion. À court ou à long terme, les jeunesses rendent compte qu’ils sont des personnages et non des personnes. Un sentiment de vide peut fragiliser leur vie, provoquant soit un hermétisme au monde en créant son propre monde virtuel, soit une fuite violente par la révolte chronique ou le suicide.

Ces jeunes peuvent ressentir un vide douloureux parce qu’ils sont victimes d’une situation injuste. Venant de familles modernes, les figures traditionnelles de père et mère ne sont plus si présentes et si naturelles. L’absence parentale ou la présence intermittente des parents ne favorisent pas la solidité et la confiance. À la normalité légale et juridique s’ajoute un manque de justesse par rapport à la normalité naturelle. Les questions fondamentales de l’identité : « Qui suis-je ? » et « D’où viens-je ? » suscitent des recherches parfois complexes et douloureuses pour répondre au besoin de sens dans leur propre vie.

L’Église doit récupérer une place pour être un soutien pour tous les jeunes qui cherchent le sens de la vie. Des jeunes disent : « je n’ai pas demandé à naître et à gérer cette vie complexe ». Alors, la quête de sens devient un moteur pour légitimer le « pourquoi je suis comme je suis et je vis dans ce monde ». Dans cette quête exigeante, les jeunes n’ont pas juste besoin du respect et d’un cadre juridique de protection. Ils ont besoin d’amour. L’amour libère et rassure. Les jeunes de notre société ont besoin de personnes chastes, détachées, pudiques et passionnées pour leur dire : « oui, il fallait que tu existes, ta vie est belle, sans toi le monde serait différent, tu as des talents, Dieu t’aime ». Ces paroles simples seront un Ephata du cœur. Les cœurs torturés seront libérés. Les cœurs inquiets seront apaisés. 

Aujourd’hui, les jeunes ont une culture élargie. Ils font des voyages où ils rencontrent d’autres univers. Ils ont des diplômes, ils connaissent le monde et ses mécanismes, ils savent répondre à des questions techniques et scientifiques, ils sont doués pour parler de culture et de politique. Mais ce monde extérieur du savoir, du pouvoir et du faire ne répond pas toujours à la question existentielle des racines pour mener une vie intérieure sereine.

La pâte humaine est fragile et déclenche, selon les situations, les mécanismes de défense, de protection ou de survie les plus étonnants.

L’amour que nous avons cherché et qui nous anime, l’amour de Dieu, sera notre moteur pour aider et soutenir les jeunes. La gratuité et le don de soi nous aideront à être des acteurs bienveillants dans la vie des plus perdus affectivement et socialement. Nous serons appelés à combler humainement et spirituellement les vides de notre société par la bonté, la compassion et l’amour. Il s’agit d’un défi toujours d’actualité.

9- L’urgence de l’intériorité

“Connais-toi, toi-même”. Qui n’a pas réfléchit à ce précepte gravé sur le temple de Delphes ?

Platon disait qu’il n’y a pas de conduite humaine sans s’interroger sur soi- même. Il y a une autre partie en nous invisible mais réelle. C’est ce que nous appelons l’intériorité. Elle touche au domaine de l’intime, du personnel, du secret, de la vérité profonde de l’être. La crise ou les crises de l’espérance ne viennent pas juste de problèmes extérieurs… ce n’est pas toujours la faute du gouvernement…Nous devons nous interroger sur notre vie intérieure.

Il existe dans nos sociétés une protection légale de « la vie privée » mais elle touche plus au domaine de l’agir en privée. Cette protection est nécessaire car nous vivons dans un cadre social violent où l’ironie, le sarcasme et la dérision meurtrissent. D’où le besoin de se protéger.

En même temps, mystérieusement, on a une perception subjective, presque naïve, de la vie intérieure. Tout ce qui parle d’intimité, de profondeur et d’intériorité fait penser à de la rhétorique et du métaphorique. On associe l’intériorité aux états émotionnels plus qu’à l’activité de l’Esprit en nous.

Il est important dans la vie d’un chrétien de se demander : de quoi vivons-nous ? Pour qui vivons-nous ? Comment vivons-nous ? La tentation de se laisser emporter par le tourbillon du « faire » est facile, comme nous l’avons dit. Notre vie spirituelle nous apprend à être. Notre vie spirituelle nous apprend l’aventure intérieure : chercher Dieu et se laisser trouver par Lui. Nous le savons, nos écrans, nos portables et nos gadgets nous informent ou nous amusent ou nous distraient mais ils ne nous apportent pas le bonheur. Rentrer dans la dynamique de la vie intérieure est exigeant. C’est une épreuve parce qu’elle nous sort de notre confort. 

Quand on commence à débroussailler et à purifier notre être profond, nous découvrons parfois un certain chaos intérieur. La vie intérieure ne consiste pas à beaucoup réfléchir pour comprendre ou se tourner continuellement sur soi pour enquêter sur tel ou tel autre problème. La vie intérieure est liberté.

À la différence de beaucoup de mouvements spirituels ou pseudo spirituels, dans la tradition chrétienne le mouvement vers l’intérieur n’est pas la permanence en soi mais l’élévation de soi par l’action de l’Esprit.

Conclusion

Nous ne sommes pas encore au Paradis et nous connaissons tous nos croix. Mais par la croix naît la nouvelle vie. La Via Crucis ouvre à la Via Lucis. Il ne faut pas avoir peur des combats puisqu’ils fortifient l’homme intérieur. La puissance de l’amour fraternel facilite la vie relationnelle. C’est sur cette voie de l’amour que nous sommes invités à monter sur le train de la vie pour découvrir l’aventure que Dieu prépare pour chaque chrétien.

Ni l’apathie ni l’utopie ne peuvent nourrir notre vie. Il faut, comme dit le prophète Ezéquiel : “accepter un cœur nouveau et un esprit nouveau” (cf. Ez 36,26) pour que nous devenions aimables dans un monde agité, crispé et violent. Cette exigence et cet idéal n’est pas une alternance mais l’alternative à une vie chrétienne renouvelée.

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