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À distance de la logique du « tronc commun » et de la « différence d’opposition »

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photo jérusalem

Extrait d’un article du Professeur Michel YOUNÈS : « Entre pastorale de l’enfouissement et logique de conservation : quelle présence chrétienne dans un contexte majoritairement musulman »*.

Au moins depuis quelques décennies, on voit apparaître, y compris au sein de l’Église catholique, deux approches qui, parfois, s’expriment, suivant deux logiques antagonistes. D’un côté, une sensibilité qui cherche à mettre en avant les « lieux communs » entre chrétiens et musulmans, pour montrer une proximité naturelle, presque originelle, voire métaphysique. De l’autre, une sensibilité qui, au contraire, tend à accentuer les différences, de manière à vouloir les opposer.

1. La difficulté du seul regard convergeant

La préoccupation louable d’un rapprochement islamo-chrétien a parfois conduit à vouloir retenir uniquement ce qui rapproche les deux expressions de foi. La confession d’un Dieu unique créateur apparaît immédiatement comme un socle commun. Depuis les travaux de l’islamologue français Louis Massignon (1883-1962), un pas est franchi en direction d’une figure biblique, estimée à la base de l’histoire du salut. Abraham est ainsi la figure religieuse d’un « tronc commun » à ramifications multiples. Le judaïsme, le christianisme et l’islam apparaissent comme des formes de descendances, irréductibles les unes aux autres, portant les mêmes valeurs religieuses.

Le schéma est le suivant : un Dieu unique, une figure patriarcale à la racine des valeurs partagées. L’origine commune de l’humanité répond généralement à une théologie de la création où l’unicité de Dieu se reflète par l’unité de la nature créée. L’inscription dans la foi biblique pose d’une façon non-négociable ce présupposé théologique. La mise en avant par les théologiens catholiques engagés dans une expérience de dialogue de l’islam comme faisant partie de l’alliance abrahamique conduit à reconnaître les musulmans comme frères dans la foi.

Si l’intérêt d’une telle démarche réside dans la transformation des regards sur ceux qui ne partagent pas les mêmes expressions de foi, rapprochant ainsi « les frères d’un même père dans la foi », elle conduit inévitablement à minimiser les différences. La maximalisation du commun occulte mécaniquement les différences en les minimisant. Chrétiens et musulmans se retrouvent ensemble sous la « tente abrahamique », ayant une convergence spirituelle et morale.

2. Le problème de l’opposition systématique

Face à la voie qui maximalise les sources communes et minimalise les différences se dressent des voix qui affirment exactement le contraire. Sur le plan épistémologique, il ne s’agit pas d’une simple inversion des termes, puisque la démarche ici prônée dissocie fondamentalement l’islam des croyants musulmans, car si les musulmans peuvent être humainement bons de par leur conscience naturelle, l’islam ne peut être considéré comme une religion au sens d’une relation à Dieu. C’est pourquoi entre christianisme et islam tout s’oppose presque radicalement, les ressemblances ne sont que des faux-semblants.

Dans ce sens, il n’est pas rare d’avoir recours au passé pour démontrer l’impossibilité d’accorder du crédit à l’islam qui est considéré comme un projet politique dans une visée totalitaire. Ses conquêtes, sa prétendue volonté de marquer l’espace et le temps et de définir les moindres actes des hommes et des femmes, le transforme en une secte où l’exigence d’une allégeance inconditionnelle diminue l’esprit critique et conduit à une rupture avec les références communément admises. L’injonction de combattre pour embrasser l’islam, la terreur qu’il propage selon ces lectures, y compris par la peur de l’enfer et la condamnation de l’apostasie jusqu’à la peine capitale, accentuent ce caractère sectaire.

La maximalisation des différences conduit une opposition religieuse et au déficit de tout dialogue possible avec les musulmans. La fraternité est fondée non pas sur l’alliance abrahamique, mais adamique ou noachique. L’alliance adamique montre que son universalité couvre tous les humains ; elle n’en demeure pas moins une fraternité « blessée » ou « meurtrie » par l’agression de Caïn, jaloux de l’offrande agréée par Dieu.

3. La force de la logique analogique

Quelle voie choisir entre la maximalisation et la minimalisation des points communs ou des différences ? Le lien culturel, le contexte historique et religieux conduisent nécessairement à des réalités entre chrétiens et musulmans qui se font échos. Opter pour une « via media » qui ne cherche ni à exclure par l’opposition ni à intégrer par la ressemblance qui mène finalement au relativisme, trouve un nouvel horizon à travers la logique analogique. En effet, la force de l’analogie réside dans sa capacité de mettre en relation des objets différents pour souligner la similitude des rapports. Convergences et divergences sont préservées, similitudes et distinctions sont maintenues. Concrètement, l’éducation à la relation par le prisme de l’analogie invite à rechercher les résonnances dans la spécificité des cohérences internes.

Par exemple, il ne s’agit de comparer les fondements de la foi chrétienne à l’islam pour l’intégrer ou pour l’exclure, la Bible n’est pas l’équivalent du Coran, Jésus pour les chrétiens n’a rien à voir avec la place de Muḥammad comme prophète de l’islam. En revanche, les questions que les chrétiens se sont posés à l’égard du statut théologique du Christ sont analogues aux débats qui ont eu lieu dans la tradition musulmane vis-à-vis du statut théologique du Coran. Cela ne veut pas dire que le Christ et le Coran sont identiques, mais ils ont eu des fonctionnalités analogues. Parallèlement, les blocages que les chrétiens ont eu par rapport aux recherches contemporaines sur la distinction entre Jésus de l’histoire et le Christ de la foi permettent de comprendre les réticences des musulmans sur l’application des méthodes historico-critiques ou philologiques sur le texte coranique.

Conclusion

Faire le choix de rester ou de vivre parmi les musulmans est un appel à être chrétien porteur d’une bonne nouvelle. Passer de la fatalité d’une situation socio-politique à la vocation d’être c’est assumer toutes les dimensions de foi d’une manière relationnelle. Autrement dit, la vocation d’être chrétien dans un milieu où les musulmans sont présents c’est se mettre à distance de deux logiques, deux excès mortifères, la première qui se définit par l’enfermement sur soi comme expression du rejet de l’autre, la seconde qui se reflète par la fascination imitative qui vide l’identité propre de sa substance. Ces deux logiques sont mortifères dans leur excessivité car elles ne permettent plus d’être soi-même avec et pour l’autre. Si la vocation de l’Église du Christ est d’être en dialogue avec le monde tel qu’il est pour lui ouvrir un nouvel horizon de sens, la vocation des chrétiens vivant dans un contexte musulman c’est d’être profondément eux-mêmes d’une manière audible et suggestive.

Faire le choix de rester ou de vivre parmi les musulmans c’est être vigilant sur les exigences qui rendent possible un vivre-ensemble digne de l’humain, quels que soit ses références religieuses. Œuvrer pour une égale dignité, pour la liberté de consciences et pour l’égalité citoyenne sont des fondamentaux. Être en dialogue ne signifie pas être en retrait par rapport à ses droits fondamentaux, mais être capable de les exprimer et d’éveiller les consciences pour les rendre possible. À ce niveau, le dialogue prend une dimension interpellative et exigeante. La vocation d’être-avec n’élude pas les difficultés, mais cherche à les traverser et à les transformer.

Enfin, faire le choix de rester ou de vivre parmi les musulmans c’est accepter d’accompagner une tradition religieuse et les personnes qui s’en réclament dans une période critique de l’histoire où un héritage religieux traditionnel entre, d’une façon condensée et accélérée, avec la modernité. La vocation d’être chrétien dans un contexte musulman invite ainsi à rendre possible cette transformation qui n’est pas sans comporter des risques. La rencontre avec la modernité n’est pas un « long fleuve tranquille ». De par sa nature, la modernité peut faire surgir des attitudes fondamentalistes et extrémistes comme mécanismes de conservation. Or, le fondamentalisme suscite et se nourrit d’un fondamentalisme opposé. La vocation d’être chrétien dans un contexte musulman est appelée à résister à la tentation de l’« entre-soi », pour montrer la valeur salvifique de l’ouverture à l’autre.

* YOUNÈS Michel (2021), Proche-Orient chrétien, 70 (1), 192-213.

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