Un cas de conscience
Ce vendredi, le Tour de France passant dans ma ville de Vienne, on ne peut plus y accéder en voiture, et ayant eu à faire à Lyon, et je ne peux plus rentrer qu’en train. Je me gare sur le parking de la dernière gare sur la ligne, celle de Chasse-sur-Rhône, et attends le TER qui me permettra de terminer le trajet. Le panneau affiche trois-quarts d’heure d’attente, dans cet endroit sinistre et sous un soleil de plomb.

« La France, c’est mieux »
J’avise sur le quai un compagnon d’infortune et, pour tuer le temps, nous engageons la conversation. Comme il ne parle pas français, et me répond en anglais avec un fort accent, je pense avoir affaire à un étudiant étranger, peut-être – eu égard à son teint cuivré – sud-américain. Élégant, très à l’aise, il appartient certainement à un excellent milieu social.
Je lui demande d’où il vient. Il me répond qu’il est pakistanais, de la région du Cachemire. Après avoir, par quelques banalités – fréquence des tremblements de terre, conflit frontaliers avec l’Inde – montré que je connaissais un peu la région, je m’enquiers de là où il étudie… Non, il n’est pas étudiant, mais demandeur d’asile, en attente d’acceptation de sa demande. Étonnement de ma part, car il n’a pas vraiment l’air d’un persécuté, mais après tout comment puis-je en juger ? Je luis fais part de ma surprise que, ne parlant pas un mot de français, et ayant l’anglais pour l’une de ses langues maternelles, il n’ait pas demandé l’asile dans un pays anglophone. « La France, c’est mieux », coupe-t-il, paraissant avoir auparavant effectué une étude comparative des différentes destinations possibles. Bon, très bien, je suis supposé me sentir flatté.
Au fond de moi un combat s’engage
Au fond de moi un combat s’engage.
D’un côté, le chrétien ne peut s’empêcher de voir en ce sympathique garçon, le Christ Lui-même, ou à tout le moins Son envoyé, placé sur mon chemin, ce qui m’impose d’être engageant avec lui. Un envoyé du Christ certes pas trop misérable, ouvert et décontracté… Et puis, cette Église catholique à laquelle j’appartiens reconnaît pleinement le droit de ce jeune homme à être là : saint Jean-Paul II n’a-t-il pas écrit que « l’Église reconnaît le droit à émigrer à tout homme sous son double aspect : possibilité de sortir de son pays et possibilité d’entrer dans un autre pays à la recherche de meilleures conditions de vie »[1] ?
De l’autre côté, le citoyen français que je suis aussi n’en peut plus de cette submersion migratoire par des gens qui, de leur propre chef, décident de venir s’installer en France pour profiter de son système de redistribution unique au monde, financé par le labeur d’une classe moyenne de plus en plus lourdement fiscalisée, ce dont je fais chaque jour l’expérience. Car ce garçon, bien vêtu, équipé d’un téléphone portable, correctement nourri, logé, comme il me l’avoue, dans un hôtel près de la gare, où il s’apprête à prendre le train pour Lyon, l’est bien sûr à mes frais.
Mon malaise s’accroît de ce qu’il ne tarde pas à émailler sa sympathique conversation d’allusions répétées à sa religion, qui est évidemment l’islam. « Mon livre est le Coran »… « Je crois en Allah qui voit tout… »… Ben voyons ! Voilà, ne puis-je m’empêcher de penser, un jeune qui débarque dans un pays chrétien, qui ne lui a rien demandé mais l’accueille bien volontiers en vertu de sa culture chrétienne, mais qui n’a de cesse de balancer au premier inconnu rencontré qu’il est musulman. Ça promet !
Je trouve juste de lui apprendre que, si la France a une tradition d’accueil, ses capacités sont de plus en plus saturées, mais ce n’est pas son problème, à lui qui se cherche un avenir. Je lui dis en outre regretter que nombre des accueillis ne tardent pas à manifester une haine meurtrière contre notre pays et ses habitants. Peu de jours se passent sans le triste récit de français poignardés par quelque réfugié, « sans-papier », ou clandestin… cinq morts le week-end même qui suivra notre conversation. Trop souvent au nom de l’islam, la religion dont lui se revendique. Il me rétorque très justement que ceux qui se livrent à de telles violences ne sont qu’une infime minorité de fous et que cela ne me permet pas de les condamner tous… Je ne peux alors m’empêcher de me demander – mais je le garde pour moi – si une telle conversation serait possible, dans son Pakistan natal, entre un réfugié chrétien et un natif musulman, et ce alors-même que je n’ai jamais entendu parler de violences commises par mes coreligionnaires dans ce pays. « J’aime la France, et les Français, qui m’accueillent » affirme-t-il en levant le doigt vers le ciel bleu, prenant Allah à témoin. Me voilà rassuré !
Ma pensée dérive encore… Je m’apprête, le jour même, à me rendre au mariage d’un neveu, fils de viticulteur, au Clos-Vougeot, temple du vin de Bourgogne où, je le sais, sera dignement célébrée notre vieille culture française du vin. La France, c’est le vin, et le vin, c’est la France : et elle accueille des millions de personnes pour qui consommer de l’alcool constitue un péché grave ?
Ismaïl
Le jeune homme s’intéresse à moi… Où habité-je ? À Vienne, à quelques kilomètres d’ici… Dans une maison, un appartement ? Un appartement… Très bien, et combien de pièces compte-t-il ? Et combien ai-je d’enfants ? Et vivent-ils encore à la maison ? La conversation se resserre implacablement sur le fait que nous vivons, ma femme et moi, tout seuls dans un grand appartement vide. Alors il me parle de son récent mariage, avec une jeune femme dont il me montre quelques photos… Elle est fraîche et ravissante, et nul doute qu’ils auront beaucoup d’enfants… la comparaison avec une bonne partie de notre jeunesse est, à cet égard, douloureuse pour moi.
Mon interlocuteur s’enhardit. Son épouse vit en Angleterre, et il aimerait la faire venir quelques jours en France. Mais pas question de lui faire subir cet hôtel pour migrants, situé dans une zone commerciale près de l’autoroute, et surtout « rempli de noirs » ! Ah, si je connaissais quelqu’un qui serait prêt à les accueillir… D’autant plus qu’il pourrait payer !
Une terrible crise de conscience m’envahit… Je suis un privilégié, bénéficiant d’un large espace dont je pourrais faire profiter un jeune couple qui ne rêve que de vivre quelques jours de bonheur… Et nul doute, ma foi m’invite à le croire, que c’est le Christ lui-même qui m’a envoyé ces jeunes… Mon devoir de chrétien s’impose !
Mais en même temps je serais un acteur de cette submersion migratoire qui, je le confesse, m’inquiète tant, surtout quand elle est le fait de musulmans. Parce que l’équation est inexorable : un migrant musulman envoyé par le Christ + un migrant musulman envoyé par le Christ + etc… = le risque à terme de majorité musulmane dans un pays anciennement chrétien, et l’on voit partout dans le monde ce que cela donne.
Mon combat intérieur s’est brutalement arrêté : le train qu’attendait mon nouvel ami se présente à quai, et il n’a que le temps de sauter dedans, non sans m’avoir lancé : « My name is Ismaïl ! ». Ismaïl, comme le père de tous les musulmans, celui dont la Genèse, après lui avoir prédit une descendance innombrable, prophétise : « Il sera pareil à un âne sauvage. Sa main sera contre tous et la main de tous sera contre lui. Il habitera en face de tous ses frères »[2]. Les difficultés ne datent pas d’hier, et elles sont annoncées depuis longtemps.
Même si je n’ai finalement pas eu à le faire, je me dis qu’il n’est décidément pas facile de trancher entre l’appel du chrétien et la responsabilité du citoyen…
Jean-François Chemain
Jean-François Chemain est diplômé de Sciences Po Paris, agrégé et docteur en Histoire. Il a enseigné durant 10 années en ZEP, dans la région lyonnaise. Il est auteur de nombreux ouvrages sur la France, la laïcité et l’islam.
[1] Jean-Paul II, Message pour la 87e Journée mondiale des migrants, le 2 février 2001 ; DC 2244 (2001) 254-258.
[2] Genèse 16, 12.