Isaac et Ismaël, deux « frères ennemis » dans le plan de Dieu ?
« Si cette entreprise ou cette œuvre vient des hommes, elle sera détruite. Mais si elle vient de Dieu, vous ne pourrez la détruire » (Ac. 5, 39) lançait Gamaliel devant le Sanhédrin… À propos des chrétiens, certes, mais cela ne pourrait-il pas s’appliquer à l’islam ? Après quatorze siècles, il est toujours là. C’est un argument qui revient souvent chez nos amis musulmans pour justifier l’islam. Et beaucoup, sans aller jusqu’à revendiquer Gamaliel, s’aventurent cependant à citer la Bible pour cela en affirmant que l’islam serait la « grande nation » promise par Dieu pour la descendance d’Ismaël. Aussi on peut se demander si Dieu aurait voulu, ou du moins permis l’islam, alors même que cette religion vilipende Juifs et chrétiens, et, partout où elle le peut, persécute particulièrement les chrétiens. Sans prétendre apporter une réponse catégorique, qui dépasse ma compétence, je voudrais apporter quelques éléments de réflexion.
Ismaël est-il le patriarche des Arabes ?
Soulignons tout d’abord que c’est parce que beaucoup de musulmans veulent voir dans l’Ismaël biblique le patriarche des Arabes – comme Isaac l’est « bibliquement » pour le peuple juif – qu’ils veulent identifier la « grande nation » promise en descendance d’Ismaël à l’islam. Comme si l’islam se résumait aux Arabes, alors qu’ils ne comptent que pour environ 20% des musulmans dans le monde – et encore ne s’agit-il que d’un décompte des locuteurs de la langue arabe, et non véritablement des descendants ethniques des Arabes conquérants du VIIe siècle. Et comme si les Arabes dans l’Histoire se résumaient au seul islam : ces derniers étaient chrétiens avant l’islam, certains le sont restés, et beaucoup de nos jours redécouvrent la foi chrétienne de leurs ancêtres et quittent l’islam. L’Histoire n’est pas écrite… Mais même si l’on devait identifier l’arabité à l’islam, cela ne suffirait pas à prouver une annonce « littérale » de la venue de l’islam dans la Bible. Encore faudrait-il montrer que la descendance d’Ismaël qui y est décrite serait arabe. Or rien dans le texte biblique ne l’indique explicitement. Ce sont des textes ultérieurs qui l’ont affirmé, le premier d’entre eux étant Le Livre des Jubilés, un apocryphe juif tardif. Et l’on retrouvera cette affirmation par la suite dans une certaine apologétique juive visant à judaïser les Arabes (du temps du judaïsme « prosélyte »), et aussi dans l’apologétique chrétienne auprès des Arabes.
Bibliquement, littéralement, superficiellement, on ne peut donc dire que la descendance d’Ismaël serait l’islam. Mais la Bible peut aussi être interprétée dans la profondeur de son texte.
Les deux descendances d’Abraham
L’islam, en effet, est peut-être préfiguré malgré tout dans la tradition biblique d’Abraham et de ses fils.
« Saraï, la femme d’Abram, ne lui avait pas donné d’enfant. Elle avait une servante égyptienne, nommée Agar, et elle dit à Abram : « Écoute-moi : le Seigneur ne m’a pas permis d’avoir un enfant. Va donc vers ma servante ; grâce à elle, peut-être aurai-je un fils ». Abram écouta Saraï. […] Il alla vers Agar, et elle devint enceinte. […] L’ange du Seigneur lui dit : « Tu es enceinte, tu vas enfanter un fils, et tu lui donneras le nom d’Ismaël [« Dieu entend »], car le Seigneur t’a entendue dans ton humiliation. Cet homme sera comme un onagre : sa main se dressera contre tous, et la main de tous contre lui ; il établira sa demeure face à tous ses frères ». […] Agar enfanta un fils à Abram, qui lui donna le nom d’Ismaël. Abram avait quatre-vingt-six ans quand Agar lui enfanta Ismaël ».
Gn 16, 1-16
Abraham n’a pas su attendre que se réalise la promesse du Seigneur, qui lui avait promis un fils de sa femme, malgré leur âge avancé. Il en conçoit un avec sa jeune servante, une « Égyptienne ». Dieu accepte cet enfant, qu’il a Lui-même autorisé (son nom signifie en effet « Dieu entend »). Mais attention ! Il sera en lutte contre tous, il se fera « sa place au soleil » face à tous. Comme « l’onagre », animal que les anciens considéraient comme hybride.
L’histoire de la descendance d’Abraham ne s’arrête pas là.
« Dieu dit encore à Abraham : « Ta femme, […] je la bénirai : d’elle aussi je te donnerai un fils ; oui, je la bénirai, elle sera à l’origine de nations, d’elle proviendront les rois de plusieurs peuples. Abraham tomba face contre terre. Il se mit à rire car il se disait : « Un homme de cent ans va-t-il avoir un fils, et Sara va-t-elle enfanter à quatre-vingt-dix ans ? » Et il dit à Dieu : « Accorde-moi seulement qu’Ismaël vive sous ton regard ! » Mais Dieu reprit : « Oui, vraiment, ta femme Sara va t’enfanter un fils, tu lui donneras le nom d’Isaac. J’établirai mon alliance avec lui, comme une alliance éternelle avec sa descendance après lui. Au sujet d’Ismaël, je t’ai bien entendu : je le bénis, je le ferai fructifier et se multiplier à l’infini ; il engendrera douze princes, et je ferai de lui une grande nation. Quant à mon alliance, c’est avec Isaac que je l’établirai, avec l’enfant que Sara va te donner l’an prochain à pareille époque » ».
Gn 19, 15-21
Dieu donne donc à Abraham un fils de Sara, Isaac. C’est lui l’enfant de la Promesse, de l’Alliance. Mais comme Abraham aime Ismaël, comme il avait promis à Noé auparavant « qu’aucun être de chair ne sera plus détruit » (Gn9,11), le Seigneur lui accorde sa bénédiction, ainsi qu‘une nombreuse descendance, qui constituera une grande nation. Sara, pourtant, jalouse, ne l’entendra pas de cette oreille.
« Le Seigneur visita Sara comme il l’avait annoncé ; il agit pour elle comme il l’avait dit. Elle devint enceinte, et elle enfanta un fils pour Abraham dans sa vieillesse, à la date que Dieu avait fixée. Et Abraham donna un nom au fils que Sara lui avait enfanté : il l’appela Isaac [« Il rit »]. Quand Isaac eut huit jours, Abraham le circoncit, comme Dieu le lui avait ordonné. Abraham avait cent ans. […] L’enfant grandit, et il fut sevré. Abraham donna un grand festin le jour où Isaac fut sevré. Or, Sara regardait s’amuser Ismaël, ce fils qu’Abraham avait eu d’Agar l’Égyptienne. Elle dit à Abraham : « Chasse cette servante et son fils ; car le fils de cette servante ne doit pas partager l’héritage de mon fils Isaac« . Cette parole attrista beaucoup Abraham, à cause de son fils Ismaël, mais Dieu lui dit : « Ne sois pas triste à cause du garçon et de ta servante ; écoute tout ce que Sara te dira, car c’est par Isaac qu’une descendance portera ton nom ; mais je ferai aussi une nation du fils de la servante, car lui aussi est de ta descendance » ».
Gn 21, 1-13

Au second plan : Sara tenant Isaac dans ses bras
Abraham chasse Agar et Ismaël au désert, avec juste un peu de pain et une gourde d’eau qu’ils ont vite épuisés. Dieu prend alors le relais, et son ange interpelle la mère : « « Debout ! Prends le garçon et tiens-le par la main, car je ferai de lui une grande nation ». Alors, Dieu ouvrit les yeux d’Agar, et elle aperçut un puits. Elle alla remplir l’outre et fit boire le garçon. Dieu fut avec lui, il grandit et habita au désert, et il devint un tireur à l’arc. Il habita au désert de Parane [dans la péninsule du Sinaï], et sa mère lui choisit une femme du pays d’Égypte ». Le fils aimé d’Abraham s’établit au désert, sous la protection de Dieu, qui lui fournit tout ce dont il a besoin – vivres et épouse – pour fonder la grande nation promise. Mais ce n’est pas celle de la Promesse.
Quelle est la « grande nation » issue d’Ismaël ?
Quelle est-elle, donc, cette nation ? Saint Paul livre son interprétation :
« Frères, il est écrit qu’Abraham a eu deux fils, l’un né de la servante, et l’autre de la femme libre. Le fils de la servante a été engendré selon la chair ; celui de la femme libre l’a été en raison d’une promesse de Dieu. Ces événements ont un sens symbolique : les deux femmes sont les deux Alliances. La première Alliance, celle du mont Sinaï, qui met au monde des enfants esclaves, c’est Agar, la servante. […] Tandis que la Jérusalem d’en haut est libre, et c’est elle, notre mère. […] Mais de même qu’autrefois le fils engendré selon la chair [Ismaël] persécutait le fils engendré selon l’Esprit [Isaac], de même en est-il aujourd’hui. Or que dit l’Écriture ? Renvoie la servante et son fils, car le fils de la servante ne peut être héritier avec le fils de la femme libre. Dès lors, frères, nous ne sommes pas les enfants d’une servante, nous sommes ceux de la femme libre ».
Gal 22-31
L’apôtre fait donc des enfants d’Ismaël le symbole de ceux qui, ne connaissant que la Loi, ne sont qu’esclaves et persécutent ceux qui suivent la Loi nouvelle de Jésus, laquelle délivre de la tyrannie de la Loi. Est-ce alors forcer le trait que reconnaître une grande nation, venue du désert, dont le nom même signifie « soumission », dont les adeptes s’honorent d’être les « esclaves de Dieu », et qui persécute les disciples du Christ ?
Augustin va encore plus loin en faisant d’Ismaël un précurseur de la « Cité des Hommes » :
« Or, la nature corrompue par le péché enfante les citoyens de la cité de la terre ». Tandis qu’Isaac annonce la « Cité de Dieu », car « la grâce, qui délivre la nature du péché, enfante les citoyens de la cité du ciel ; d’où vient que ceux-là sont appelés des vases de colère, et ceux-ci des vases de miséricorde ». Dans La Cité de Dieu, l’évêque d’Hippone développe l’idée des deux cités dont l’une, celle de Dieu, reste toujours comme une étrangère en ce monde, victime de la jalousie des tenants de la cité terrestre, par « cette infernale jalousie que le démon suggère aux méchants contre les bons, sans autre motif que la bonté des uns et la malignité des autres ».
Ciu. XV, 5
« C’est d’une haine gratuite que Caïn hait le juste Abel, son frère » (Ciu. XV, 7) : le thème est récurrent, dans la Bible, des deux frères, dont l’un est victime de la jalousie de l’autre, allégorie de la haine de la cité des hommes pour celle de Dieu, peut-être parce que, alors que la première est mortelle, la seconde est immortelle. Il est dès lors logique que la descendance d’Ismaël, attachée à établir le Royaume de Dieu sur cette Terre, persécute celle de son frère Isaac.
Mais les deux nations ainsi vouées à l’inimitié, sont l’une comme l’autre, chacune à leur manière, de Dieu (le christianisme selon la Promesse, l’islam fruit d’une impatience humaine « tolérée »). Sinon, comment expliquer leur longévité ?
Jean-François Chemain
Jean-François Chemain est diplômé de Sciences Po Paris, agrégé et docteur en Histoire. Il a enseigné durant 10 années en ZEP, dans la région lyonnaise. Il est auteur de nombreux ouvrages sur la France, la laïcité et l’islam.