Les « muhammad » du VIIe siècle
Connaitre l’islam avec Mission Ismérie, par Odon Lafontaine

Les « muhammad » du VIIe siècle
Nous avons vu précédemment que l’étude historique des événements du VIIe siècle au Proche Orient avait révolutionné la connaissance que nous en avions. Jusqu’à il y a peu, celle-ci reposait essentiellement sur la reprise de la tradition musulmane. Dans ce cadre, le nom de muhammad aurait été donné à Mahomet, futur « envoyé de Dieu » (rasul allah) et prophète de l’islam car il signifierait « celui qui est loué, qui est digne de louanges » – logique du point de vue islamique, puisqu’il est celui qui révélera l’islam !
Or, s’il a sans doute existé un (ou plusieurs ?) chef arabe surnommé muhammad, il ne prêchait pas alors l’islam, du moins dans ses formes actuelles, mais un projet d’établissement du règne de Dieu faisant intervenir le relèvement du Temple de Jérusalem et la redescente du Messie censé mettre en œuvre la « justice » divine sur toute la terre, c’est-à-dire le déclenchement de l’apocalypse, du « jour du Jugement » (selon l’expression du Coran). Ce projet a été entrepris vers la fin des années 630 et a échoué, ce qui pourrait expliquer pourquoi il n’existe que si peu de traces de Mahomet au VIIe siècle, et pourquoi les Arabes conquérants ne le mentionnaient pas. Apparaissent cependant vers la fin de ce siècle pour la première fois des « muhammad » sur des pièces de monnaie et des inscriptions, et même des « muhammad rasul allah », que les musulmans traduisent par « Mahomet est l’envoyé de Dieu » et considèrent comme autant de preuves de l’existence d’un islam fermement établi en ce temps. Comment comprendre ces inscriptions ? S’agit-il du même muhammad ?
Le Mahomet de l’histoire
Remontons au(x) Mahomet de l’histoire. Le sens islamique de son nom nous interpelle au-delà de son caractère prémonitoire ou « prophétique » [1]: « digne de louanges » est en effet davantage un titre qu’un nom. Plus encore, le sens arabe de « louange » attaché à la racine HMD semble très tardif ; dans les langues sémitiques, et même en arabe, elle a d’abord la signification du « désir ». muhammad serait ainsi « celui qui est désiré, convoité, chéri, adoré, attendu ». C’est exactement la traduction arabe du titre que donne l’ange Gabriel au prophète Daniel dans la Bible : ce dernier est ish hamudot en hébreu, « l’homme des prédilections », « l’homme aimé [de Dieu] » [2]. Daniel est le prophète annonciateur de la venue du Messie. Il donne même le calendrier de sa première venue… et celui de « la fin de la ruine de Jérusalem » ! La prophétie n’est pas très claire, mais certains mettaient en avant la date de 622 – date qui serait celle de la fondation du « royaume arabe » selon les sources, et date de l’Hégire et de la fondation de l’État islamique selon la tradition musulmane. Beaucoup de coïncidences, qui font comprendre pourquoi le chef arabe annonciateur de la venue imminente du Messie portait ce titre profondément messianique, si ce n’est un titre donné au Messie lui-même.
« muhammad Jésus » et « muhammad calife »
Arrivent les années 670-680, et une pièce de monnaie arabe très étonnante : elle est la première à faire figurer la mention muhammad, et ce, dans une symbolique chrétienne et byzantine. Que faut-il alors comprendre du sens de ce mot ? Qui désignait-il ? Évidemment, avec une telle symbolique, ce n’est pas le Mahomet de l’islam. Qui portait ce titre messianique alors, au point d’en faire le symbole du pouvoir frappé sur cette pièce ? Jésus ? Ou peut-être le chef arabe qui y fit inscrire son nom ? Revendiquait-il alors un pouvoir messianique au nom de Jésus ? Ou directement pour lui-même ? Les hypothèses restent ouvertes.

reprenant un modèle byzantin, avec croix chrétiennes [rouge], et inscription arabe MHMD (muhammad) [vert]
https://www.sixbid-coin-archive.com/#/de/single/l28123298
Peu de temps après, on voit l’inscription muhammad apparaitre sur d’autres pièces, parmi certains opposants au nouveau pouvoir califal d’Abd al Malik. Ce dernier prétendait régner comme lieutenant de Dieu sur terre. Les opposants inscrivent eux muhammad rasul allah comme symbolique de leur pouvoir, et symbole donc d’une légitimité supérieure à celle du calife. Ce dernier, après les avoir vaincus, reprendra alors la même formule sur ses propres pièces. L’islam veut y voir le premier témoignage matériel de ce qui est devenu une partie éminente de sa profession de foi : « Mahomet est l’envoyé de Dieu ». Mais à bien y regarder, au vu du contexte, la formule semble plutôt se traduire par « que soit adoré celui qui est envoyé par Dieu », voire « adorez l’envoyé de Dieu ». Mais qui est envoyé ? Le Mahomet de l’islam ? Ou bien le souverain qui est représenté sur la pièce ?


https://www.numisbids.com/n.php?p=lot&sid=3764&lot=2
Il semble bien en effet que ces pièces témoignent d’une évolution des espérances messianiques et apocalyptiques que nous évoquions : aux attentes déçues de la redescente du Messie qu’annonçait le Mahomet historique [3] viennent peu à peu répondre les affirmations de chefs arabes qui se prétendent eux-mêmes envoyés par Dieu comme son Messie pour mettre en œuvre sa justice, pour établir son royaume sur terre, son « califat ». D’autres indices nous orientent vers cette piste : la formule muhammad rasul allah ressemble beaucoup trop à l’acclamation messianique qui a accompagné la venue triomphale de Jésus à Jérusalem, lorsque la foule croyait qu’il établirait le Royaume. « Que soit béni celui qui est envoyé par Dieu » [4] ! Cette même formule dont Jésus disait à ses disciples qu’elle serait proclamée lors de son retour [5]. C’est bien ainsi qu’il faut la comprendre, et que le calife Abd al Malik le fit savoir. Les inscriptions intérieures du Dôme du Rocher, qu’il fit construire dans les années 690, comportent en effet plusieurs muhammad rasul allah. Or, selon l’éminent spécialiste Christoph Luxenberg [6], c’est Jésus qu’elles désignent ainsi comme celui qui doit « être adoré », et non le (futur) prophète de l’islam. On peut même ajouter que le nouveau « lieutenant de Dieu sur terre » s’identifiait ainsi certainement à la figure de Jésus en se prétendant lui-même envoyé par Dieu pour régner en son nom.
Notre exploration des muhammad du VIIe siècle – « muhammad nouveau Daniel », « muhammad Jésus », « muhammad calife » – nous ramène ainsi par d’autres voies à ce que nous évoquions précédemment : l’agitation des espérances messianiques a mené à la fondation du califat par Abd al Malik, épisode déterminant dans la formation de ce qui deviendra l’islam, et que nous expliquerons dans de prochains épisodes.
Odon Lafontaine
[1] Comment aurait-on pu savoir dès sa naissance qu’il serait « digne de louanges » car prophète de l’islam ?
[2] Dn 9,23 ; 10,11 ; 10,19
[3] D’où la référence que nous trouvons dans certaines sources non-musulmanes à l’existence d’un « prophète » qui se serait levé parmi les Arabes : un prophète au sens juif, annonçant la venue du Messie, c’est-à-dire un nouvel Elie, un nouveau Jean le Baptiste – cf. Doctrina Jacobi (voir Robert Hoyland, Seeing Islam as Others saw it, Darwin press, 1997, et Stephen J. Shoemaker, A Prophet has appeared, University of California Press, 2021)
[4] Ps 118, v26 ; Mt21,9; Mc 11,9 ; Lc19,38 ; Jn 12,12
[5] : « car, je vous le dis, vous ne me verrez plus désormais, jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur » (Mt 23,39)
[6] Christoph Luxenberg, « Neudeutung der arabischen Inschrift im Felsendom zu Jerusalem » [Réinterprétation de l’inscription arabe du Dôme du Rocher à Jérusalem], in Die dunklen Anfänge. Neue Forschungen zur Entstehung und frühen Geschichte des Islam, Berlin, Verlag Hans Schiler, 2005