Victimisation et violence
À la date anniversaire des attentats du métro londonien, le quotidien La Croix titrait, en 2006 : « Un an après les attentats de Londres, les mosquées n’ont jamais été aussi pleines ». Et de décrire la « stigmatisation » dont se sentiraient victimes les musulmans britanniques à la suite de ces attentats, laquelle serait cause de la radicalisation d’un nombre de plus en plus grand d’entre eux. Pour rappel, ces attentats firent 52 victimes innocentes, dans le métro et dans un bus. Un sondage réalisé dans la communauté musulmane britannique après les attentats donnait les résultats suivants : 10 % des personnes interrogées les approuvent, 25 % soutiennent la guerre sainte contre l’Occident, plus de 30 % préféreraient vivre sous la sharia (loi islamique), et près de 70 % estime que la lutte contre le terrorisme n’est que le prétexte d’une nouvelle croisade… Le même journal titrait encore, la même année : « Cinq ans après le Onze Septembre, les musulmans de France sentent le poids des regards ». Dans cet article, l’intellectuel Tarik Ramadan s’indignait de ce que ceux de ses coreligionnaires qui choisissent de manifester publiquement, par leur tenue, leur appartenance à l’islam fondamentaliste, soient l’objet de regards appuyés.
Donc, après les attentats commis par des islamistes au nom de l’islam, qui se plaint ? « Les musulmans », selon le journal chrétien. Et qui plaint-il ? « Les musulmans ». Quelles conséquences ? Incompréhension, colère, et radicalisation de ces derniers.
On ne peut qu’être frappé par l’habituelle rhétorique des « autorités musulmanes » chaque fois qu’un acte horrible imputable à cette « religion de paix » est commis : « Ce n’est pas l’islam, et les musulmans en sont les premières victimes, car on va désormais injustement les amalgamer au terrorisme, et les stigmatiser ». Elle est généralement reprise par la bien-pensance main stream, chrétienne ou non. En gros : c’est notre islamophobie qui provoquerait les attentats, et celle-ci commence dans le simple fait de se poser la question d’une éventuelle responsabilité de l’islam et des musulmans (ou de certains d’entre eux), alors même que les auteurs en sont des musulmans revendiqués comme tels qui les commettent au nom de l’islam.
Tout le monde, chrétiens (croyants ou « culturels ») et musulmans, semble d’accord là-dessus. Quand un discours de la culpabilité de soi-même rencontre un discours de la culpabilité des autres, ils sont bien faits pour s’entendre.
Notons que cette posture victimiste repose sur le sentiment, éminemment subjectif, d’être entouré de regards hostiles, et que ces derniers, avérés ou non, sont de fait suscités par une tenue ou une attitude manifestant publiquement l’allégeance à l’islam. Une tenue d’islamiste, en somme, toute destinée à attirer l’attention, à être regardée. Le raisonnement est le suivant : « j’attire ton regard sur ma personne par quelque signe visible qui te montre, à toi qui ne demande rien, que je suis un musulman convaincu, tu me regardes, et j’en déduis que c’est forcément avec hostilité, ce qui ravive ma ferveur musulmane ». Ce dont la presse chrétienne, ou de gauche – c’est souvent tout un – s’empare véhémentement pour dénoncer intolérances et amalgames.
Il est certain que la seule attitude pour un saint serait, au lendemain d’un attentat, de porter sur ce musulman affiché un brûlant regard d’amour. Même pas de pardon, puisque ce dernier laisserait à penser que ledit musulman puisse avoir quelque chose à se reprocher, comme une sympathie pour les terroristes, comme on le constate souvent dans « les quartiers ». Mais tout le monde n’en est pas capable. En tout cas pas moi. Et si une telle attitude serait digne d’un saint, elle n’a pas forcément à être celle d’un citoyen responsable, tant je suis d’accord avec Richelieu que les vertus propres à faire le Salut de la personne sont suicidaires dès lors qu’on veut en faire application à la Nation.
La compréhension vis-à-vis des bourreaux islamistes est aussi celle qu’on attend des dhimmis qui, rappelons-le, sont à ce point humiliés qu’ils ont intériorisé leur statut, et n’osent même pas le remettre pas en question.
La stratégie avouée des islamistes, façon Al Qaïda ou Daesh, est de commettre assez d’horreurs au nom de l’islam pour entraîner un rejet massif de cette religion par ceux qui en sont victimes, lequel rejet entraînera malgré eux les « modérés » dans le camp de la radicalisation.
On cherche bien sûr à comprendre, et l’on ne peut alors que trouver particulièrement éclairante cette sentence d’Oussama Ben Laden : « croire en l’hostilité des infidèles est un acte de foi »[1]. L’agression des « infidèles » serait donc une donnée primordiale, « irréfragablement » présumée, intrinsèquement constitutive de la perception que le croyant doit avoir de ceux qui ne partagent pas sa foi. C’est le mouvement perpétuel de la violence : a priori suscitée par le devoir de croire absolument que les non-musulmans (et particulièrement les Juifs et les Chrétiens) cherchent à nuire à l’islam, elle génère chez ces derniers une réelle hostilité, qui justifie a posteriori de nouvelles violences. Comme le surrégénérateur Superphénix, l’islamisme nourrit son énergie de ses propres déchets.
Cette certitude, fondatrice de son identité, qu’a l’islam d’être en butte à l’hostilité de tous, conduit certains musulmans à rechercher toujours, anxieusement et fébrilement, ce qui pourra nourrir un discours victimiste légitimant la violence. Il est frappant que la proposition de dialogue et déclaration remise à Benoît XVI par 138 théologiens musulmans[2] ait comporté une réserve qui la réduisait de fait à néant : l’exigence préalable que les chrétiens reconnaissent une culpabilité de principe et/ou s’abstiennent absolument de toute critique de l’islam.
« En tant que musulmans, nous disons aux chrétiens que nous ne sommes pas contre eux et l’islam n’est pas non plus contre eux – tant qu’ils ne déclarent pas la guerre aux musulmans à cause de leur religion, qu’ils ne les oppriment pas et qu’ils ne les expulsent pas de leurs foyers ».
Lettre « Une parole commune entre vous et nous » -13 octobre 2007
Sous-entendu : c’est ce qu’ils font et que ne font pas les musulmans. Je retrouve par hasard, en rédigeant cet article, une déclaration de Rachid Benzine dans La Croix, où le très modéré « chercheur en herméneutique coranique » affirmait que le préalable à un travail critique sur le Coran en France serait « que cessent toutes ces « affaires », celle des caricatures, de Benoît XVI à Ratisbonne, et maintenant de cet enseignant en Philosophie (Robert Redeker) ». En résumé, tant que quelqu’un dans le monde, qu’il soit pape, ou simple journaliste ou professeur, tiendra des propos qui déplaisent à certains musulmans, celui-ci ne pourra nulle part entamer son travail de réforme. S’il faut, pour que l’islam consente à remettre en cause la violence que certains croient devoir exercer en son nom, que deux milliards de chrétiens se comportent tous comme des saints, on ne peut qu’être sceptique sur le résultat : il trouvera toujours de quoi justifier un discours victimiste qui légitimera à ses yeux cette dernière. « Les musulmans sont sartriens sans le savoir » écrit le psychanalyste tunisien Hechmi Daoudi : « pour eux, l’enfer c’est toujours les autres »[3]…
[1] Cité par Mohamed Ibn Guadi, « L’islam a toujours été politique » in Le Figaro du 17 juin 2003.
[2] Lettre « Une parole commune entre vous et nous » -13 octobre 2007
[3] Dhaoui et Haddad. Musulmans contre Islam ? Paris, Le Cerf, 2006. p. 82.
Jean-François Chemain
Jean-François Chemain est diplômé de Sciences Po Paris, agrégé et docteur en Histoire. Il a enseigné durant 10 années en ZEP, dans la région lyonnaise. Il est auteur de nombreux ouvrages sur la France, la laïcité et l’islam.