Prophètes et prophétisme
Islam et christianisme : fausses ressemblances, vraies différences – par Henri de Saint-Bon
Prophètes et prophétisme
Le phénomène prophétique constitue l’une des six croyances auxquelles le musulman est tenu. J’en profite pour rappeler que les 5 autres sont la croyance en la soumission à un Dieu unique, la croyance en la parole révélée de Dieu (Thora, Évangile, Coran), la croyance en la vie future, la croyance en la prédestination et la croyance aux anges. Nous examinerons donc ce phénomène prophétique selon la conception islamique, et le comparerons à la perspective développée par la tradition biblique juive et chrétienne.
Et comme toujours pour les articles de cette série « Islam et christianisme : fausses ressemblances, vraies différences », vous trouverez en fin d’article un tableau de synthèse récapitulant les fausses ressemblances et les vraies différences.
Qu’est-ce qu’un prophète dans l’islam ?

C’est un homme ordinaire que Dieu a choisi et qu’il a envoyé au sein de sa peuplade pour retransmettre à celle-ci, dans sa propre langue, le message divin que Dieu lui a dicté via un ange. Il doit être le premier à appliquer cette « révélation ».
Depuis qu’elle existe, l’Humanité a été constituée d’un certain nombre de peuplades successives et chacune a eu son prophète. Le nombre de prophètes diffère d’un exégète à l’autre, 124 000 selon certains, 224 000 selon d’autres, ce qui laisse supposer autant de peuplades, à la correction près que certaines d’entre elles ont pu recevoir plusieurs prophètes.
Ce message divin, dont le seul auteur est intégralement Dieu, est celui écrit de toute éternité sur une ‘’table gardée par les anges au ciel’’ (en interprétation des versets coraniques 43,4 et 56,78 et 85,21-22, et d’autres). Il consiste essentiellement à avertir du ‘danger imminent’ qu’est l’enfer et à mettre en garde les hommes en cas de mauvaise conduite.
Ce prophète est un ‘avertisseur’, terme utilisé dans le Coran. Il a un rôle limité. En fait, peu actif. Son seul rôle est de répéter ce message à sa communauté sans en changer un seul mot. Il ne doit surtout pas l’interpréter. La notion judéo-chrétienne de prophète ‘inspiré’ ne s’applique pas ici, elle n’a d’ailleurs aucun sens dans l’islam. En outre, l’islam précise que le prophète est illettré (cas a minima de Mahomet) : il ne peut donc déformer de lui-même ce texte.
Alors, les membres de sa peuplade acceptent mal les contraintes de ce texte car c’est un texte contraignant. Ils le rejettent et cherchent à tuer leur prophète. Mais Dieu le protège et le sauve et fait disparaître la peuplade (6,6).
Jésus, qui est prophète aux yeux des musulmans, répond parfaitement à ce schéma. Il transmet l’Évangile à sa communauté, le peuple juif, mais ce dernier récuse ce message et cherche à le tuer en le clouant sur une croix. Néanmoins, Dieu le sauve, non pas en le ressuscitant mais en lui substituant au dernier moment une sorte de sosie. « Nous [Dieu] avons constaté qu’ils [les juifs] ont dit :’Nous avons tué le messie, Jésus fils de Marie’. Ils ne l’ont pas tué, ils ne l’ont pas crucifié, mais quelque chose de semblable leur est apparu. » (4,157). (Autre traduction) : « … ils ne l’ont ni tué ni crucifié; mais ce n’était qu’un faux semblant ! ». Permettez-moi une incidente au sujet de ce verset : cette position se retrouve dans la doctrine hérétique du docétisme au IIIe ou IVe siècle de notre ère, ce qui prouve, une fois de plus s’il en était besoin, combien l’islam a été influencé par les hérésies chrétiennes de l’époque.
Autre caractéristique de ces 124 000 ou 224 000 prophètes que l’on appelle les nabîs : chacun a eu un rôle purement et exclusivement communautaire, c’est-à-dire qu’il n’a eu pour mission que de s’adresser à sa propre peuplade. Seul Mahomet, qui chronologiquement est le dernier d’entre eux, a reçu une mission universelle : il a été chargé par Dieu de transmettre à l’ensemble de l’Humanité le message divin inscrit sur la ‘’table gardée par les anges au ciel’’ qui est une loi, de mettre lui-même celle-ci en pratique et d’y faire adhérer la totalité de l’Humanité.
Et dans les intervalles entre les prophètes, les hommes retombent dans les ténèbres de l’ignorance. La transmission du message divin se trouve être ainsi discontinue. Mahomet met fin à cette alternance de lumière et de ténèbres.
On observe par ailleurs que chacun des prophètes coraniques est déconnecté du temps et de l’espace, le Coran ne faisant jamais aucune référence à ces données. Pour les musulmans, l’islam existe ainsi depuis le début de l’Humanité. Il n’est en rien une religion nouvelle. Adam a reçu d’emblée ce message dans son intégralité. Il est le premier des prophètes. Les suivants n’ont fait que le répéter aux hommes. Il n’y a pas de révélation progressive.
« Dis : je ne suis pas une innovation parmi les envoyés » (46,9).
Parmi ces innombrables nabîs, l’islam distingue un certain nombre de prophètes législateurs qu’il qualifie de rassouls. Leur nombre diffère d’un expert en islam à l’autre. Parmi ces rassouls, cinq et cinq seulement occupent une place particulièrement éminente. Ce sont Noé, Abraham, Moïse, Jésus et Mahomet.
La différence entre un nabi et un rassoul n’est pas toujours très claire car les docteurs de la loi musulmans n’en fournissent pas les mêmes explications. Un rassoul pourrait être spécifiquement porteur d’une écriture du message divin (kitab), et ce en direction les impies pour que ceux-ci y adhèrent.
Seulement 25 prophètes sont cités dans le Coran. Jésus, cité 36 fois dans ce livre, est l’un des plus grands prophètes et messagers de Dieu. Il n’est, cependant, qu’un messager et non l’égal de Dieu. Il est ‘né dans la virginité’. Il n’est pas venu pour changer la doctrine fondamentale de la croyance en Dieu l’unique, apportée par les anciens prophètes, mais pour la confirmer et la renouveler par ordre de Dieu. C’est lui qui annonce la venue de Mahomet.
Tel peut être ainsi résumé le contenu du mot prophète pour un musulman.
Dans le christianisme, ou plus précisément dans le judéo-christianisme, la perspective prophétique est bien différente

Car, d’une part, si le prophète judéo-chrétien est, comme dans l’islam, un messager, il transmet cependant un message oral et non écrit, il transmet la Parole de Dieu. Mais surtout il l’interprète. Il a donc, à l’opposé du prophète musulman, un rôle essentiellement actif. On retrouve là une différence significative entre les conceptions islamiques et bibliques de la Création. Dans l’islam, celle-ci est définitivement et intégralement terminée à la fin du sixième jour : l’homme, créé pour adorer Dieu, est son gérant sur terre. Il n’a aucun rôle sur cette Création. Tandis que dans le christianisme, à la fin du sixième jour, Dieu transmet cette Création inachevée à l’homme sur lequel il compte pour que ce dernier la parachève jusqu’à son aboutissement, devant intervenir à la fin des temps. L’homme a un rôle actif qui fait toute sa grandeur.
D’autre part, la perspective prophétique judéo-chrétienne se situe dans le cadre du messianisme et des alliances que Dieu a conclues avec son peuple. Le prophète peut y rappeler ses auditeurs à l’obéissance à ses alliances, et, surtout, annoncer la venue d’un messie sauveur du péché et de la mort. Aux yeux des chrétiens, le prophétisme s’arrête ainsi avec Jean-Baptiste, qui non seulement annonce la venue du messie, mais le désigne à tous.
Si donc Jésus est un prophète pour les musulmans, il ne l’est pas pour les chrétiens car il est le messie annoncé.
Dans son double rôle d’interprétation et de prédiction messianique, le prophète est guidé par l’Esprit Saint. Il est ‘inspiré’. Dans son encyclique Providentissimus Deus publiée en 1893, le pape Léon XIII a parfaitement explicité ce qu’il fallait entendre par l’inspiration dont il est question ici. Je ne juge pas opportun de m’engager, dans le cadre de cet article, sur ce point doctrinal pour rester dans des limites acceptables et je vous laisse donc, chers lecteurs, l’approfondir de vous-même.
C’est donc le Saint-Esprit qui agit à travers les prophètes judéo-chrétiens. Ceux-ci parlent au nom de Dieu et rappellent ce que Dieu a fait. Grâce à eux, Israël comprend pourquoi Dieu s’est révélé à lui, l’a choisi parmi tous les peuples, l’a sauvé sans cesse et lui a pardonné ses infidélités est sa miséricorde.
Enfin, la perspective prophétique se situe également dans le cadre de la Révélation. Celle-ci est progressive et s’inscrit dans le temps et dans l’espace. On connaît à peu près la période et les lieux où tel ou tel prophète a vécu.
De cette comparaison entre les visions chrétienne et islamique du prophétisme, il s’ensuit logiquement une liste des prophètes bien différente selon ces deux religions. A titre d’exemples, Adam, Noé, Abraham, David… sont prophètes selon l’islam mais ne le sont pas sous un angle judéo-chrétien.
Ainsi, à la lumière de cette analyse succincte comparative de ces deux religions sur le prophétisme, on se situe bel et bien dans deux mondes bien différents.
Henri de Saint-Bon
Henri de Saint-Bon, né au Maroc, est un ancien officier de l’armée de terre et consultant en organisation et ressources humaines, notamment en Afrique. Il s’est beaucoup investi au sein de l’association Clarifier. Il est l’auteur de Catholique/musulman : je te connais, moi non plus, avec Saad Khiari (F.-X. de Guibert, 2006), du Petit lexique islamo-chrétien (Éditions de l’Œuvre, 2012), du Christianisme oriental dans tous ses états (Le Livre ouvert, 2014) et de L’islam à la lumière de la foi chrétienne (Salvator, 2016), dernier ouvrage dont il tire la série d’articles publiés par Mission Ismérie.
En bref
Vision catholique | Vision islamique |
---|---|
Le prophète est un messager, un interprète de la Parole de Dieu. | Le prophète est un messager porteur d’un message divin qu’il transmet tel quel. |
Il a un rôle actif. | Il a un rôle limité. |
Mais surtout il est un annonciateur de la venue d’un messie ; il a donc une dimension messianique. | Il est un modèle à suivre. |
Il est ‘inspiré’ par le Saint-Esprit. | Le principe de l’inspiration n’a aucun sens. |
Il est ancré dans le temps et dans l’espace. | Tout le Coran est déconnecté du temps et de l’espace et les prophètes n’ont ni chronologie ni indication de lieu. |
Le prophétisme s’inscrit dans la Révélation qui a été progressive. | La révélation de Dieu a été faite dès le début de l’Humanité dans le cadre d’un pacte. Elle n’a pas été progressive. |
La Révélation prend fin en Jésus-Christ et le prophétisme prend fin en Jean-Baptiste qui est le dernier prophète. Il est donc impensable que Jésus ait pu annoncer la venue d’un prophète postérieur à lui. | Le prophétisme prend fin en Mahomet qui est le dernier prophète, « sceau de la prophétie », et dont la venue a été annoncée par Jésus. |
Jésus n’est pas un prophète ; il est le messie annoncé par les prophètes. | Jésus est un prophète ; c’est celui qui a reçu l’Évangile pour le peuple juif. |
Chaque prophète parle au peuple juif mais, à travers lui, s’adresse à toute l’Humanité. | Chaque prophète transmet à son propre peuple dans sa propre langue le message divin. Seul de tous les prophètes, Mahomet a une mission universelle. |
Le prophétisme se situe dans la perspective de l’histoire du salut. | Cela n’a pas de sens dans l’islam. |
Pour approfondir : l’enseignement de l’anthropologue Jean-François FROGER sur le prophétisme, donné en 2013-2014 à la radio RCF Hautes-Alpes (11 émissions)
1 – la parole oraculaire
2 – la préparation des prophètes
3 – l’inspiration
4 – la structure de l’âme (1)
5 – la structure de l’âme (2)
6 – sagesse et inspiration
7 – l’épistémè divine
8 – âme et nature humaine
9 – les empêchements
10 – la virginité de l’âme
11 – la congruence de l’âme