Les leçons de Charles de Foucauld
La canonisation de Charles de Foucauld par le pape François, le 15 mai dernier, est l’aboutissement d’un long parcours du combattant – pour l’ancien officier ! – puisque son procès de béatification avait été interrompu par la guerre d’Algérie, il y a plus de soixante ans. Sa personnalité et son parcours sont riches d’enseignements pour nous qui nous soucions des musulmans et de leur rencontre avec le Christ.

(© Postulation Charles de Foucauld)
Gethsémani
Commençons par la fin, en évoquant le bilan des années que le nouveau saint a passées au fond du désert, de 1901 à sa mort, en 1916. Dans une méditation prononcée la veille de la cérémonie de canonisation, Mgr. Aveline, évêque de Marseille, les compare à Gethsémani : « C’est le lieu du combat. C’est le lieu qui, vu de l’extérieur, est celui de l’échec. Le sentiment d’échec a toujours habité Charles, surtout vers la fin de sa vie. Le Maroc est resté fermé. Aucun musulman n’est devenu chrétien. Aucun frère ne l’a rejoint pour partager sa vie. Sa mission n’a rien donné, du moins à ses yeux. Toutes ses stratégies ont échoué ». Un échec qu’il accepte car « Gethsémani, c’est aussi, pour le Christ, le lieu de l’abandon. Charles, à son habitude, avait médité l’Évangile en se glissant dans la prière et la pensée de Jésus. Il a ainsi cherché à exprimer la prière que fit Jésus à Gethsémani, cette prière si connue aujourd’hui : « Mon Père, je m’abandonne à Toi. Fais de moi ce qu’il Te plaira. […] Je suis prêt à tout. J’accepte tout » ».[1]
L’échec, douloureusement mais légèrement accepté par Charles de Foucauld, nous renvoie à l’essence même de la foi que nous voudrions partager à tous, en particulier aux musulmans. « Il y a pour notre Église un appel. La mission n’est pas notre œuvre. Elle est d’abord l’action de l’Esprit Saint qui « poursuit son œuvre dans le monde et achève toute sanctification » (Prière Eucharistique IV). Habiter la Parole, aimer de tout son cœur en imitant le Sacré-Cœur, adorer le Seigneur, célébrer l’Eucharistie comme le premier et le plus fondamental des gestes missionnaires : voilà le chemin des disciples que Charles nous indique. Et ce chemin ne s’évalue pas en efficacité, en courbe de croissance ni en nombre de conversions, comme sur un tableau de chasse. Car la fécondité de la mission a pour matrice le mystère pascal. Elle est l’œuvre de Dieu à laquelle il nous est demandé, par grâce et non à cause de nos mérites, de coopérer ».[2]
Être, dans sa vie de tous les jours, un exemple de vie chrétienne
C’est ainsi, nous ne réussirons pas mieux, dans la mission que nous aimerions pouvoir remplir, que Foucauld à Tamanrasset, ou le Christ à Gethsémani, c’est-à-dire que notre succès espéré sera à la mesure de l’acceptation de notre échec visible. Cela ne doit pas nous empêcher de méditer, ensuite, la « méthode » que le nouveau saint a mise en œuvre. Il a en effet très vite découvert la limite de l’évangélisation « classique », c’est-à-dire la prédication, sur les populations touarègues, préférant ce qu’on appellera plus tard « l’enfouissement », l’imitation de la vie cachée de Jésus. Il ne s’agit pas pour lui de déployer une « stratégie », mais simplement de s’efforcer d’être, dans sa vie de tous les jours, un exemple de vie chrétienne. Ceci se traduit par une présence auprès des populations musulmanes, en menant une vie semblable à la leur, tout en cherchant à imiter celle de Jésus. Il faut aimer son prochain, même si sa religion est différente, le respecter, et essayer de le comprendre. C’est pourquoi l’étude de la langue touarègue, dont il réalisera le premier dictionnaire, entre pleinement dans cette démarche d’acceptation, de compréhension et d’aide à ces populations. « Prêcher Jésus aux Touaregs, écrit-il à Mgr. Guérin, je ne crois pas que Jésus le veuille ni de moi ni de personne. Ce serait un moyen de retarder, non d’avancer leur conversion. Cela les mettrait en défiance, les éloignerait, loin de les rapprocher. Il faut y aller prudemment, doucement, les connaître, nous faire d’eux des amis et puis après, petit à petit, on pourra aller plus loin avec quelques âmes privilégiées qui seront venues et auront vu plus que les autres et qui, elles, attireront les autres ».[3]
Béthanie
Cultiver l’amitié, donc. Ce que Mgr. Aveline compare à Béthanie. « Béthanie, pour Jésus, c’est le lieu de l’amitié, de la fraternité. C’est Lazare, Marthe et Marie… et la tendresse d’une famille amie. Foucauld, orphelin très jeune, savait l’importance de cette tendresse. Et, quand il s’installera à Beni-Abbès puis à Tamanrasset, il n’aura de cesse de créer autour de lui un climat d’amitié, de service, de famille, de fraternité. Béthanie, c’est aussi le lieu où Jésus, avant de Lui-même laver les pieds de ses disciples, avait accepté que Marie Madeleine Lui lave les pieds et les essuie avec ses cheveux »[4]. Comme Charles apprendra à recevoir d’une femme touarègue, Dassine, qui deviendra son amie, le lait de chèvre qui lui sauva la vie à Tamanrasset quand il faillit y mourir.
Nazareth
Le troisième lieu évoqué par Mgr. Aveline, c’est Nazareth, le lieu primordial, celui de la vie cachée. « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? »[5]. Une invitation à l’humilité. « A quelqu’un qui l’interrogeait sur la façon d’obtenir la vie éternelle, Jésus avait répondu : « Lorsque tu es invité, va te mettre à la dernière place » (Lc. 14, 10). Et, ce conseil, Jésus Lui-même l’avait vécu en habitant humblement à Nazareth, cette ville de mauvaise réputation, et en partageant la condition humaine la plus ordinaire »[6]. L’exemple de Charles de Foucauld nous invite à accepter le caractère très « banal » de notre mission d’évangélisation. Ce n’est pas en cherchant à obtenir des résultats massifs et visibles, comme nous y invitent parfois certains livres très triomphalistes écrits par des évangéliques, que nous marcherons sur ses pas – ce qui n’est pas dénigrer la démarche de nos frères protestants, qui semble porter du fruit ! Simplement ce n’est pas ce que fit celui que notre Église catholique nous donne aujourd’hui pour modèle.
« Ce n’est pas en cherchant à obtenir des résultats massifs et visibles que nous marcherons sur ses pas »
Mais de l’humilité de la méthode proposée on ne saurait déduire une quelconque obligation de relativisme. Foucauld ne considérait pas l’islam comme une religion équivalente au christianisme. « Je voyais clairement, écrit-il à son ami et parent Henri de Castries, qu’il [l’islam] était sans fondement divin et que là n’était pas la vérité ». Et à son beau-frère Raymond de Blic : « Si, dans les pays chrétiens, il y a tant de mal, pensez à ce que peuvent être ces pays où il n’y a pour ainsi dire que du mal, d’où le bien est à peu près totalement absent : tout y est mensonge, duplicité, ruse, convoitise de toute espèce, violence, avec quelle ignorance et quelle barbarie ! ». À son directeur spirituel, l’abbé Huvelin, il confie qu’ « on ne peut pas vivre au milieu de ces malheureux musulmans, schismatiques, hérétiques, sans soupirer après le jour où la lumière se lèvera sur eux ».
Entre ces deux écueils, l’activisme et le relativisme, Charles de Foucauld nous invite à chercher une voie étroite et aride, comme une piste dans le désert. Prier, aimer, être exemplaire… et prêt à donner sa vie, sans même être sûr du résultat.
Jean-François Chemain
[1] Méditation de Monseigneur Jean-Marc Aveline, archevêque de Marseille, donnée samedi 14 mai 2022, lors de la veillée de prière de la canonisation Charles de Foucauld, en la Basilique Sant’Andrea della Valle.
[2] Ibid.
[3] Lettre à Mgr Guérin, 6 mars 1908.
[4] Méditation de Monseigneur Jean-Marc Aveline.
[5] Jean, 1, 46.
[6] Méditation de Monseigneur Jean-Marc Aveline
Jean-François Chemain est diplômé de Sciences Po Paris, agrégé et docteur en Histoire. Il a enseigné durant 10 années en ZEP, dans la région lyonnaise. Il est auteur de nombreux ouvrages sur la France, la laïcité et l’islam.