Les dhimmis, juifs et chrétiens sous l’islam
On dit souvent que l’islam serait une religion plus tolérante que le christianisme du fait qu’il a accepté la présence, « chez lui », de communautés chrétiennes et juives. C’est notamment la doxa dans les programmes et les manuels d’Histoire de l’Éducation Nationale, où le modèle andalou est présenté comme le paradigme de la coexistence pacifique entre « les trois grandes religions ». En gros, au contraire du christianisme qui a impitoyablement chassé les musulmans d’Espagne au terme de la Reconquista (« de sinistre mémoire », ai-je un jour entendu sur France Inter), ceux-ci y auraient développé une culture où chacun pouvait vivre sa foi dans l’harmonie avec les autres. Ceci est souvent illustré par une enluminure montrant deux musiciens, l’un chrétien, l’autre musulman, jouant de concert.
Une telle affirmation peut paraître fondée si l’on considère que nombre de pays musulmans conservent encore d’importantes minorités chrétiennes (l’Égypte, la Syrie, la Jordanie, la Turquie jusqu’à la première guerre mondiale…), témoins des temps antérieurs à l’invasion islamique, tandis que les régions reconquises ont été vidées de leur population musulmane (les Balkans, la Péninsule ibérique, et bien d’autres).
Cette légende dorée mérite cependant d’être sérieusement redressée, en partant, par exemple, de l’enluminure évoquée plus haut. Le musicien chrétien y porte en effet une épée, ce qui était absolument impossible, pour un « infidèle », en terre d’islam. La scène devait donc se dérouler en terre chrétienne. C’est comme ça.
Le Coran est clair : les incroyants ont le choix entre la conversion, ou la mort. Sauf s’ils sont « gens du Livre » (juifs ou chrétiens), auquel cas il ont droit à un sursis conditionnel : « Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au Jour dernier, qui n’interdisent pas ce qu’Allah et Son messager ont interdit et qui ne professent pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu le Livre, jusqu’à ce qu’ils versent la capitation par leurs propres mains, après s’être humiliés » (Sourate IX, verset 29). Cet impôt (la jizya) est généralement proportionnel à la capacité contributive du débiteur, mais il constitue une solide incitation à la conversion volontaire : on sait que le phénomène a été initialement plus massif chez les plus pauvres.
Ce verset fonde un pan important du droit musulman : le statut de dhimmi, c’est-à-dire de « protégé », particulièrement bien étudié par l’universitaire britannique d’origine égyptienne Bat Ye’Or[1]. On parle aussi de « Pacte d’Omar », puisqu’il est attribué au calife Omar 1er (634-644), ou Omar II (717-720). Il ne s’agit pas de protéger l’infidèle contre une menace extérieure (laquelle ?), mais bien contre celle que le Coran invite les fidèles à lui infliger. Une simple trêve, accordée contre rançon, et révocable à tout moment, de façon discrétionnaire. Le dhimmi reste, et pour toujours, extérieur à l’umma, la communauté des musulmans. Pendant des siècles, une discrimination appliquée à tous les moments et à tous les lieux de la vie quotidienne l’a maintenu dans la peur, l’humiliation et même la haine de soi.

Des dizaines de métiers sont ainsi – encore aujourd’hui – interdits aux dhimmis en terre d’islam, notamment ceux liés à l’exercice du pouvoir, cantonnant ceux-ci dans des activités économiques où ils excellent souvent. Ce qui permet de faire rentrer l’hostilité dont ils sont l’objet dans les schémas classiques de la pensée marxiste, et d’en nier le caractère intrinsèquement religieux. J’ai ainsi pu entendre un bon prêtre expliquer doctement que les agressions anti-chrétiennes en pays musulman n’étaient qu’un avatar de la lutte des classes.
L’humiliation est le maître mot du statut de dhimmi. Elle se manifeste par de nombreux codes : interdiction de porter une arme, de monter à cheval, de témoigner en justice contre un musulman, obligation de lui céder le passage, de baisser les yeux, de rester debout en sa présence, interdiction de se défendre en cas d’agression. Vulnérables, aliénés, « enfermés dans un univers de dégradations reflétées par mille détails de la vie quotidienne »[2], ils sont en outre tenus de manifester en toute occasion de la reconnaissance à ceux à qui, en quelque sorte, ils doivent de pouvoir rester en vie.
Subie siècle après siècle, cette humiliation a été bien souvent intériorisée par les dhimmis. Leur passé est effacé, nié, l’Histoire officielle de leur pays commençant avec la glorieuse conquête islamique, leur langue, leur culture, leur patrimoine, notamment religieux, ont été gommés, ils sont amnésiques, divisés, beaucoup se convertissent, ou émigrent – les deux-tiers des « arabes » vivant aux États-Unis sont chrétiens.
Le caractère institutionnel de ces pratiques a été aboli par la colonisation. Mais quand est venu le temps de la décolonisation, les chrétiens, souvent éduqués, se sont retrouvés très impliqués dans les mouvements nationalistes laïcs arabes qui leur permettaient de retrouver un rôle dans leur propre patrie. Le parti Baas a été fondé en Syrie par le chrétien Michel Aflak, l’OLP (Organisation pour la Libération de la Palestine) par Georges Habache, et l’on se souvient que le Ministre des affaires étrangères de Saddam Hussein était le chrétien Tarek Aziz. Ce courant a cependant, au début des années 1980, été supplanté par un regain de l’islamisme, consécutif à la révolution iranienne et au combat des moudjahidines afghans contre les soviétiques, qui tend à remettre en vigueur les vieux comportements discriminatoires, comme on le voit notamment en Égypte.
La dhimmitude a en outre selon moi pris une dimension nationale et planétaire. Nationale, avec cette multiplication, en France, des agressions de jeunes pour un simple regard dans la rue, un baiser en public, ou bien comme hier à Berlin parce qu’une femme ne doit pas travailler… Des réflexes peuvent sembler bien ancrés dans la mentalité de certains : comme mon propre fils, agressé par un « jeune », lui avait flanqué son poing dans la figure, celui-ci demanda avec indignation de pouvoir lui rendre le coup reçu ! Nationale encore avec la constitution de véritables ghettos religieux dans des cités de logements sociaux, financés par la nation tout entière, et supposés bénéficier à tous ceux qui en ont besoin, quelle que soit leur religion. Internationale avec l’économie pétrolière, qui voit les principaux pays musulmans, Arabie Saoudite en tête, vivre de pétrole et de gaz qui leur sont largement achetés par des pays occidentaux chrétiens, lesquels leur ont donné, au XIXe siècle, un usage et donc une valeur. Et ces pétrodollars permettent à leurs bénéficiaires de financer, en pays chrétien, une expansion religieuse de type fondamentaliste et la prise de contrôle de secteurs économiques à fort enjeu symbolique.
L’Europe occidentale correspond au quart Nord-Ouest de l’ancien Empire romain chrétien, ayant échappé à la conquête islamique, comme la France ou le Royaume-Uni, ou s’en étant libéré, comme l’Espagne ou la Grèce. La perception de la présence musulmane accrue en Europe est, on le constate régulièrement, différente entre les uns et les autres. Les pays le plus fraîchement libérés, tels ceux des Balkans, sont plus vigilants. Parce que les souvenirs de la dhimmitude y sont aussi les plus vivaces. Peut-on le leur reprocher ?
[1] Bat Ye’Or, Juifs et chrétiens sous l’islam : les dhimmis face au défi intégriste, Paris, Berg International, 1994, 420 p.
[2] Ibid. p. 107.
Jean-François Chemain
Jean-François Chemain est diplômé de Sciences Po Paris, agrégé et docteur en Histoire. Il a enseigné durant 10 années en ZEP, dans la région lyonnaise. Il est auteur de nombreux ouvrages sur la France, la laïcité et l’islam.