Le tonneau des Danaïdes de la repentance française en Algérie
La visite du Président français en Algérie
Le Président Macron a effectué, du 25 au 27 août derniers, « une visite officielle et d’amitié » en Algérie. Celle-ci était destinée à mettre un terme à la période de « froid » qu’avait provoquée ses propos, il y a un an, au sujet du régime algérien et de l’inexistence d’une « nation algérienne » avant la conquête française. À l’Élysée, on affirme que ce nouveau déplacement vise « à approfondir la relation bilatérale tournée vers l’avenir au bénéfice des populations des deux pays, à renforcer la coopération franco-algérienne face aux enjeux régionaux et à poursuivre le travail d’apaisement des mémoires ».

Notons au passage le va-et-vient permanent du chef de l’État sur la question. Fidèle à sa méthode, il souffle « en même temps » sur toutes les braises : après avoir qualifié la colonisation française de « crime contre l’humanité », voilà qu’il a reproché au système « politico-militaire » algérien d’entretenir une « rente mémorielle » autour de la guerre d’indépendance.
Une réconciliation était cependant opportune avec l’Algérie, gros exportateur de gaz naturel, dans un contexte de rupture des approvisionnements russes. Mais ce n’était pas le seul dossier : la France attendait un effort de l’Algérie quant à l’accueil de ses ressortissants invités à quitter le territoire, tandis que cette dernière souhaitait obtenir une augmentation du nombre de visas.
Certains observateurs ont cependant souligné qu’Emmanuel Macron » serait revenu « bredouille » de son voyage dans une Algérie soucieuse de se démarquer toujours plus de l’ancienne puissance coloniale. Ajoutons à cela que des images ont montré le Président abondamment hué lors d’un bain de foule algérien. « Bien que le Président de la République ait exprimé des regrets, note le journal Le Monde, l’opinion publique algérienne n’a pas complètement tourné la page ». « Les mémoires » ne semblent pas près d’être apaisées.
Pourquoi ?
Nous nous demanderons d’abord ce qui justifie un tel ressentiment de l’Algérie contre la France, puis ce qui en explique la pérennité.
Pourquoi un tel ressentiment de l’Algérie contre la France ?
Pourquoi, tout d’abord, un tel ressentiment que l’Histoire, si on la considère avec objectivité, devrait pourtant conduire à nuancer ?
La France a-t-elle privé une nation algérienne de son indépendance ? Non. De la conquête romaine à la conquête française, « l’Algérie » n’a jamais été indépendante. Elle fut successivement romaine, vandale, byzantine, arabe (omeyyade, fatimide, almoravide), ottomane. Et les peuples qui l’ont envahie et occupée durant des siècles venaient souvent de beaucoup plus loin que l’autre rive de la Méditerranée. Plutôt que d’affirmer que la France aurait conquis une nation algérienne, ne serait-il pas plus juste de reconnaître qu’elle lui a donné naissance, en instillant dans un peuple disparate à l’histoire chahutée le sentiment d’une identité, fût-elle dans le rejet de la puissance occupante ? Comme toute identité, celle des Algériens a été simplifiée : Messali Hadj, leader nationaliste, considérait que l’arabisme et l’islamisme étaient les éléments constitutifs sans lesquels l’Algérie algérienne ne pourrait pas faire « coaguler » ses populations. Il fut donc postulé que l’Algérie était une composante de la nation arabe, que sa religion était l’islam et que le berbérisme, « invention des Pères Blancs » était un moyen pour le colonisateur de diviser son peuple.
« Les pères blancs », parlons-en. La France a-t-elle, pendant ses 132 ans de présence en Algérie, cherché à convertir les musulmans au christianisme, de gré ou de force ? Globalement, non. Lorsque les arabes sont arrivés, à partir de la fin du VIIe siècle, ils ont trouvé un peuple chrétien depuis plusieurs siècles (350 diocèses, cinq fois plus qu’en Gaule), et qui avait donné au christianisme certains de ses plus grands penseurs, de saint Cyprien à saint Augustin, en passant par Tertullien, Lactance et j’en passe. Face à la pression de l’islam (je renvoie à mon article sur le statut de dhimmi), les conversions se sont multipliées, mais le christianisme a subsisté jusqu’au XIIe siècle, avant d’être éradiqué par la tribu fanatique des Banu Hilal, venue de la lointaine Arabie. Puis sont venus les Almohades, dont le fondateur Abd al-Mumin donna aux derniers chrétiens le choix entre la conversion ou la mort. À l’arrivée des Français, l’Algérie « arabe » était entièrement musulmane (et juive), la Kabylie nettement moins, et les régimes successifs, République laïque en tête, n’eurent de cesse que de s’appuyer sur cette religion pour acheter la paix sociale, allant jusqu’à islamiser la Kabyie. Il serait donc difficile de reprocher à la France une tentative son prosélytisme chrétien.
Peut-on alors lui faire grief d’avoir pillé le pays ? C’est l’objet d’un débat passionné, où les arguments solidement étayés d’universitaires comme Jacques Marseille, Daniel Lefeuvre ou Bernard Lugan, qui démontrent que la France a mis en valeur un territoire qui lui a coûté beaucoup plus qu’il ne lui a rapporté, se heurtent à la doxa islamo-gaucho-algérienne d’une cynique mise à sac. Rendons-nous compte : le fer de la Tour Eiffel aurait été extrait en Algérie selon celle-ci ! Sans entrer dans ce fastidieux décompte, notons simplement que, si l’Algérie bénéficie d’une aussi vaste étendue de Sahara, qui fait d’elle une grande puissance pétrolière et gazière, c’est bien parce que la France la lui a arbitrairement attribuée. Et d’admettre aussi que la prospère province romaine, grenier à blé de l’Empire, parsemée de prospères cités, ornées de monuments qui subsistent après 2 000 ans, avait laissé place à une civilisation pastorale des cavaliers du désert qui ne mettait guère en valeur son territoire.
Et si griefs il y a, sont-ils unilatéraux ? La France, et plus largement la chrétienté, n’ont-elles jamais eu à souffrir de la conquête, de l’occupation, et du pillage islamiques ? Mais concentrons-nous sur l’Algérie. Sa pratique de la « course » en mer a, pendant plusieurs siècles, fait de la Méditerranée et de ses rivages le terrain de chasse de ses pirates avides de butin et d’esclaves. On estime à 1,5 millions le nombre d’Européens réduits en esclavage par les navires partis des ports de Tripoli, Tunis, Salé (au Maroc) mais aussi Alger[1]. Seule la colonisation mit fin à cette pratique. La marquise de La Tour du Pin fuyant, en 1794, la Terreur, cachée dans la cale d’un brick reliant Bordeaux à Boston, craignait bien plus, de son propre aveu, de croiser la route d’un navire « algérien » que d’un vaisseau « républicain ». Et les récits de rescapés des bagnes algériens sont devenus un véritable genre littéraire. Conséquence de cette menace permanente : un sous-développement chronique des rivages méditerranéens d’Europe.
Pourquoi le ressentiment algérien ne passe-t-il pas ?
Pourquoi le ressentiment algérien ne passe-t-il pas ? On peut aussi se demander pourquoi l’Algérie est à ce point seule à récriminer : la France a colonisé bien d’autres territoires – du Viet-Nam au Congo en passant par Pondichéry et Haïti – qui ne vivent pas à ce point dans la récrimination. Un élément d’explication me paraît résider dans l’islam. Toujours innocents, toujours victimes, les musulmans ne se reconnaissent aucun tort dans l’Histoire. Mais ils n’oublient jamais, et ne pardonnent jamais, ceux qu’ils estiment avoir subis. Cette explication est sans doute partielle, car d’autres pays musulmans ont passé l’éponge sur la période coloniale, et le Président Macron n’a pas tort de dénoncer la « rente mémorielle » du régime. Reste que l’on retrouve dans la lancinante rhétorique algérienne ce mouvement perpétuel « victimisation-violence » de l’islam, que j’ai décrit dans un précédent article, faisant de toute tentative de réconciliation un tonneau des Danaïdes voué à toujours rester vide.
Jean-François Chemain
Jean-François Chemain est diplômé de Sciences Po Paris, agrégé et docteur en Histoire. Il a enseigné durant 10 années en ZEP, dans la région lyonnaise. Il est auteur de nombreux ouvrages sur la France, la laïcité et l’islam.
[1] Soit, durant les siècles où s’exerçait cette piraterie, un volume équivalent à la traite négrière transatlantique, selon les travaux de l’historien américain Robert C. Davis (Esclaves blancs, maîtres musulmans, Actes Sud, 2007)