La miséricorde de Dieu
Islam et christianisme : fausses ressemblances, vraies différences – par Henri de Saint-Bon
La miséricorde de Dieu
Les chrétiens comme les musulmans utilisent bien souvent les mêmes mots pour leurs concepts religieux, dans la formulation et l’exercice de leur religion (Dieu, prophétisme, péché, révélation, tradition, …). Leurs contenus diffèrent cependant fondamentalement d’une religion à l’autre. Il est donc important de savoir à quoi ils correspondent dans le christianisme et dans l’islam, pour éviter tout malentendu dans le dialogue et les relations islamo-chrétiennes, et tout malentendu entre musulmans et chrétiens, entre musulmans et personnes façonnées par l’histoire chrétienne de leurs sociétés.
Le mot « miséricorde » est de ces mots qui désignent par un même terme des réalités différentes dans ses visions musulmanes et chrétiennes (et plus particulièrement catholique).
Que signifie-t-il, que recouvre-t-il pour chacune de ces deux religions ?
La miséricorde en islam
Lorsqu’on demande à un musulman quelle est l’identité spirituelle la plus importante de Dieu, il est fort probable qu’il répondra spontanément que Dieu est miséricordieux.
Cette miséricorde de Dieu arrive en deuxième position sur la liste des quatre-vingt-dix-neuf « beaux noms » que le musulman lui attribue. Cent treize des cent quatorze chapitres que comporte le Coran commencent par l’exergue : « Au nom de Dieu, le maître de miséricorde, la source de miséricorde ». C’est dire combien le fidèle attache de prix à cette vertu de Dieu.

bismi-llāhi ar-raḥmāni ar-raḥīmi
L’islam considère que la miséricorde (rahma) de Dieu n’est que l’expression de la décision juste qu’il prend de l’exercer envers qui il veut, de pardonner ou non, d’accepter le repentir ou de punir selon sa volonté (S2,284 ; S3,26 ; S3,129 ; …), de secourir ou non. Le destin de l’homme est entre les mains de Dieu.
Mais, en même temps, l’homme est responsable de ses actes, d’où une certaine contradiction apparente pour un non musulman. Comment concilier, en effet, cette prédestination et la liberté de l’homme face à la toute-puissance de Dieu, celle-là paraissant, pour un regard externe à cette religion, aller à l’encontre de celle-ci, ou, à tout le moins, la restreindre ? L’homme ne peut répondre de ses actes si ceux-ci sont toujours prédéterminés.
Ce débat a agité le monde musulman dès son origine et l’a divisé.
Un débat aux premiers siècles de l’islam
D’un côté, les jabarites (jabr en arabe signifie la contrainte de Dieu sur l’homme) considéraient que l’homme est complètement prédestiné, qu’il ne dispose d’aucun espace de liberté. Cette doctrine, en vigueur lors de la dynastie des Omeyyades, professait le fatalisme le plus absolu.
De l’autre, les qadarites (qadr en arabe veut dire le pouvoir de l’homme sur les choses) proclamaient que l’homme est radicalement libre et qu’il dispose de son total libre arbitre. Cette doctrine avait les faveurs de la dynastie des Abbassides.
La doctrine du mutazilisme, qui était d’essence qadarite et qui a cherché à appliquer la philosophie hellénistique aux articles des croyances coraniques en faisant largement appel à l’ijtihad, donc à soumettre la révélation divine coranique à la critique humaine, n’a pas subsisté. Cette doctrine offrait la possibilité et la nécessité de philosopher en islam, au moins pour ses élites. Ses disciples furent notamment Avicenne (980 – 1037) puis Averroès (1126 – 1198). Mais les oulémas de ceux qui la combattirent (les acharites) décrétèrent au Xe siècle la « fermeture des portes de l’ijtihad » et proclamèrent le principe de « l’innovation blâmable ». Tout débat devenait proscrit. Tout s’est figé.
Entre le fatalisme absolu des jabarites et le relatif libre arbitre prôné par les qadarites et les mutazilites, entre ces deux extrêmes, se sont développées toutes les écoles intermédiaires et chacun a pu et peut finalement se positionner comme il l’entend sur cet éventail très ouvert, l’absence de hiérarchie et d’autorité universelle dans l’islam laissant le champ libre à toutes les dispositions.
« En islam il n’y a pas d’avenir prévisible mais un devenir inévitable. »
Tous les sunnites s’accordent toutefois à dire que l’homme est prédestiné à aller au ciel ou en enfer. C’est Dieu qui en décide.
Cette prédestination constitue une des six croyances de l’islam. Tout est écrit de toute éternité. C’est le mektoub bien connu que les musulmans prononcent dans la journée lorsqu’un évènement fortuit, heureux ou malheureux, survient.
Le musulman aliène ainsi sa liberté à l’autorité divine à laquelle il est soumis. A la soumission absolue de l’homme correspond l’arbitraire sans limite de Dieu. La question ‘grâce et liberté’ du christianisme est insoluble dans l’islam.
Dieu a connaissance de tout ce qui a été, est et sera, et a pouvoir sur toute chose. Et le tragique de l’islam est que le pécheur ne sait pas s’il sera pardonné ou non.
La miséricorde dans la foi chrétienne
De son côté, le christianisme professe que, par amour, Dieu a créé l’homme entièrement libre et qu’il respecte scrupuleusement sa liberté. Certes, Dieu est tout puissant et sait tout. Mais il sait tout non par avance comme dans l’islam mais de toute éternité et il voit nos libres choix. Son omniscience est préscience mais non prédétermination ni prédestination. Car Dieu limite de lui-même sa toute-puissance en respectant la liberté de l’homme. Il n’agit pas sans le vouloir de l’homme. Il laisse l’homme nommer les animaux, tandis que dans l’islam Dieu révèle à l’homme Adam leur nom.

Cette liberté dont jouit l’homme n’est pas la possibilité de choisir entre le bien et le mal – ce choix là est le libre arbitre et non la liberté -, mais elle est la possibilité de dire oui au dessein de Dieu, elle est le choix du bien, l’engagement sur le chemin du bien. La liberté est faite pour grandir dans le bien. Plus j’aime, plus je fais le bien, plus je suis libre. C’est là toute la grandeur de l’homme. Car, simultanément, celui-ci est entièrement responsable de ses actes.
La prédestination renvoie à saint Paul (Ep 1, 4-5) : « Il nous a élus dès avant la création du monde pour être saints et immaculés dans son amour. » Il ne s’agit pas de prédestination mais d’élection. Dieu est proche des hommes : il leur manifeste son amour.
Deux visions radicalement différentes
Cette approche bien différente du chrétien et du musulman sur le thème de la miséricorde s’explique aussi en partie puisque le premier est dans une relation de filiation père / fils avec Dieu alors que le second se situe dans une relation de soumission maître / serviteur avec lui.
Si donc dans l’islam, Dieu décide du destin de l’homme, dans le christianisme, chacun décide, par ses croyances et ses actes, de son propre destin dans l’éternité.
Le musulman doit tendre vers la perfection par lui-même grâce à un attachement rigoureux aux contraintes légalistes du Coran. Le chrétien doit tendre vers la perfection selon la loi de Dieu qui est Amour.
Sur ce chemin de perfection, le musulman est seul. Il se doit de respecter les prescriptions des textes sacrés. Dieu ne lui apporte aucun secours.
Le chrétien au contraire, est soutenu en permanence par la grâce de Dieu qui apporte le salut. Dieu donne sa grâce à tous et en surabondance. Elle nous donne le pouvoir de dire non au péché. « Là où le péché abonde, la grâce surabonde. » En effet lorsque, dans Lc 15,11 et suivants, le fils prodigue revient vers son père, c’est par un festin de joie qu’il est accueilli. Il ne faut pas croire cependant que l’autre fils, le fils sage, n’ait pas été comblé de grâces. Le père lui dit « Tout ce qui est à moi est à toi. » À ce fils sérieux, jaloux, il donne toute sa grâce, sa grâce surabondante. La grâce est un don de Dieu.
Henri de Saint-Bon
Henri de Saint-Bon, né au Maroc, est un ancien officier de l’armée de terre et consultant en organisation et ressources humaines, notamment en Afrique. Il s’est beaucoup investi au sein de l’association Clarifier. Il est l’auteur de Catholique/musulman : je te connais, moi non plus, avec Saad Khiari (F.-X. de Guibert, 2006), du Petit lexique islamo-chrétien (Éditions de l’Œuvre, 2012), du Christianisme oriental dans tous ses états (Le Livre ouvert, 2014) et de L’islam à la lumière de la foi chrétienne (Salvator, 2016), dernier ouvrage dont il tire la série d’articles publiés par Mission Ismérie.
En bref
Vision catholique | Vision islamique |
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Dieu est miséricordieux et accorde sa miséricorde à celui qui demande le pardon de ses fautes et s’en repend. | Dieu est miséricordieux et accorde son pardon à qui il veut. |
Le pécheur sait qu’il est pardonné s’il se confesse et demande pardon à Dieu. | Le pécheur ne sait pas s’il est pardonné. |
L’homme est créé entièrement libre et Dieu respecte sa liberté. S’il est prédestiné, c’est à partager la gloire du Christ dans l’éternité. Il est en fait élu par Dieu à cette fin. | L’homme est prédestiné à aller soit au ciel soit en enfer. Soumis à Dieu, il est fataliste. |
L’homme décide, par sa foi et ses actes, de son propre destin dans l’éternité. | Dieu décide du destin de chacun dans l’éternité. |
L’homme est avec Dieu dans une relation père / fils. | L’homme est avec Dieu dans une relation suzerain / vassal ou maître / serviteur. |
Pour approfondir : les vidéos du Colloque Eleutheros « MISÉRICORDE ET VÉRITÉ » du 22 mars 2016 ; le concept de miséricorde dans l’islam et dans le christianisme y est expliqué par Pierre Perrier, le P. Frédéric Guigain, le P. Guy Pagès, l’abbé Louis-Marie de Blignières