La France : une anthropologie chrétienne
On a coutume de prétendre que, la République étant laïque, elle ne saurait établir aucune distinction entre les religions. Pourtant, parmi les reproches faits à la laïcité par certains musulmans, leur permettant de se poser en victimes – et donc de légitimer une colère, et parfois une violence – se trouve le fait que celle-ci serait, en fait, une forme d’islamophobie déguisée. Tout le monde, bien sûr, se récrie vertueusement. Pourtant, on a bien tort : la laïcité, si l’on veut bien la regarder de plus près, est profondément chrétienne, et dès lors l’islam a du mal à entrer dans son cadre. Et il peut donc à bon droit se poser en victime, au moins du fait qu’on ne lui tienne pas un discours de vérité..
Lorsqu’on parle de religion, en effet, on mélange souvent des phénomènes bien distincts, qui ne situent pas du tout sur le même plan. Celle-ci pourrait être comparée à une fusée à quatre étages.
1) la foi
La tête en est la foi, c’est-à-dire, pour le chrétien, une rencontre personnelle avec le Christ, comme saint Paul, ou André Frossard, qui disait avoir « rencontré le Christ comme on rencontre un platane ». Ce qui faisait affirmer à Tertullien (vers 200 ap. J.-C.) : « on ne naît pas chrétien, on le devient ». La république laïque ne peut certes obliger personne à croire, ni même à faire semblant – ce qui était le propre des « dévots » dénoncés par Molière dans Tartuffe, dévots que La Bruyère définissait ainsi : « quelqu’un qui serait athée sous un roi athée ». Un fayot donc. Et il y a bien, de nos jours, des dévots de la laïcité, prêts à embrasser ostensiblement toute forme de croyance si cela est utile à leur carrière. Ce premier niveau, essentiel dans le christianisme, est absent de l’islam, dans lequel on ne rencontre jamais Dieu, ni ici-bas, ni dans l’Au-Delà (à l’exception du soufisme, ultra-minorité considérée comme hérétique, et pour cela persécutée, à quoi certains aimeraient réduire l’islam, parce qu’il les rassure).
2) la pratique
Ensuite vient la pratique, le fait de fréquenter un lieu de culte, de participer à un aspect collectif et visible de la religion. Le lien avec le premier niveau est fréquent, mais pas obligatoire : on peut être croyant et non pratiquant, comme pratiquant et non croyant. La pratique existe sans doute dans toutes les religions, et la laïcité permet que l’État ne puisse y obliger personne, contrairement à l’Ancien Régime où l’on était, par exemple, obligé de « faire ses Pâques » sous peine de sanction. Elle ne peut en revanche empêcher les pressions familiales et communautaires.
3) la communauté
Le troisième étage est la communauté, le fait de vivre avec, et comme, des personnes ayant la même religion. Cela est bien sûr proposé aux croyants et pratiquants, aux chrétiens notamment, dont les premiers mettaient en commun leurs biens. Les religieux réalisent cet idéal communautaire. Mais plus largement la communauté fonde ce communautarisme qui se développe aujourd’hui et fragmente nos pays anciennement chrétiens : de nombreux musulmans choisissent ainsi de vivre entre eux, dans des quartiers, toujours plus étendus, où l’on pratique l’entre soi. Il n’est pas ici question de foi, ni même de pratique religieuse, mais de mode de vie, structuré par certains rites collectifs – la nourriture halal, la fête de l’Aïd, le ramadan, le port du voile pour les femmes… Certains juifs constituent des quartiers de la sorte. Les « chrétiens » culturels n’en ont pas encore l’habitude, dans un pays où ils étaient jusqu’à maintenant ultra-majoritaires. Les quartiers où ils restent entre eux se constituent plutôt par un phénomène progressif de fuite de ceux où ils sont devenus minoritaires, et parfois personnae non gratae.
4) l’anthropologie
Le quatrième niveau, enfin, est constitué par l’anthropologie, la manière de penser, les croyances, les institutions. En France, en Occident, beaucoup de choses sont la conséquence de quinze siècles de christianisme, peut-être même tout. La démocratie, les droits de l’homme, la laïcité, le progrès technique, le libéralisme économique, la capacité d’accueillir les étrangers, la dignité de la femme, l’importance de la conscience personnelle, j’en passe… L’islam a produit une civilisation très différente, marquée par la soumission, le refus de la liberté religieuse, le mépris des « infidèles », la confusion entre politique et religion, le respect de la tradition, l’infériorité de la femme, la distinction entre ce qui est permis (halal) et interdit (haram), qui n’a rien à voir avec la conscience…
Or notre anthropologie d’origine chrétienne a profondément marqué notre ordre public : il est interdit, en France, en Occident, d’obliger quelqu’un à pratiquer une religion, de discriminer les femmes et les « infidèles », de mélanger politique et religion, de manifester des signes d’appartenance religieuse trop visibles dans l’espace public… Et de fait nombre de ces interdits touchent des musulmans, en tant que leur manière de vivre, de se comporter, est contraire à une civilisation chrétienne… qui refuse pourtant de se reconnaître telle.
On feint de croire que la laïcité républicaine est marquée par une totale neutralité religieuse, alors que ce qu’on prend pour neutralité est en fait chrétien. Prenons un exemple très concret, celui de l’obligation que certains voudraient instaurer, au nom de la laïcité, de manger de tout à la cantine : elle n’est pas religieusement neutre. Le judaïsme a ses interdits alimentaires, notamment pas de porc et obligation de manger casher. L’islam a les siens : toujours pas de porc, et manger halal. Entre les deux s’intercale le christianisme qui, seul, n’en a aucun parce que, a dit le Christ (Mt. 15, 10-20), ce qui nous souille n’est pas ce qui entre dans notre bouche mais ce qui en sort (insultes, blasphèmes…). Imposer de manger n’importe quoi, pour un juif ou un musulman, ce n’est donc neutre, et ce peut être perçu comme chrétien. On pourrait multiplier les exemples, comme le port du voile : la femme chrétienne, comme la femme laïque, n’est soumise à aucune obligation vestimentaire.
Ajoutons à cela que les fameuses « valeurs républicaines » sont très largement des « vertus chrétiennes devenues folles », l’évangile sans Dieu et sans l’Église, comme le revendiquait Ferdinand Buisson.
La psychologie de nombreux musulmans est, nous l’avons noté dans un précédent article, largement marquée par la victimisation. Les « chrétiens » ne savent pas se reconnaître comme tels, aussi les règles qu’ils posent à partir de leur religion culturelle sont-elles accueillies comme des attaques inexplicables. Il serait sans doute mieux compris par des gens qui ont, comme tout le monde, le sens de la vérité, qu’on leur dise : « Ici, ça se passe comme ça, parce que notre pays fonctionne selon des règles d’origine et d’essence chrétienne. Si les lois de l’islam vous paraissent à ce point essentielles, vous pouvez toujours retourner vivre dans un pays qui les respecte ».
Il n’est donc pas paradoxal d’affirmer que le « vivre ensemble » avec les musulmans doit passer par une reconnaissance officielle de l’évidence de la nature chrétienne de notre civilisation. Cela leur permettrait de mieux comprendre, et donc accepter, les règles qui régissent la « laïcité », et le cas échéant, si cette reconnaissance paraît insupportable à certains d’entre eux, de leur donner des raisons de repartir vivre dans un pays qui revendique son islamité, c’est-à-dire tous les pays musulmans.
Jean-François Chemain
Jean-François Chemain est diplômé de Sciences Po Paris, agrégé et docteur en Histoire. Il a enseigné durant 10 années en ZEP, dans la région lyonnaise. Il est auteur de nombreux ouvrages sur la France, la laïcité et l’islam.