Un colloque sur les racines chrétiennes de l‘Europe dans « la Hongrie d’Orban » (+vidéo)
J’ai eu la chance d’intervenir dans un colloque en Hongrie [lien avec traduction automatique en français], à l’invitation de l’Université Ludovika qui, au cœur de Budapest, forme les dirigeants administratifs hongrois (l’ENA hongroise, en somme). Son thème : « l’actualité du christianisme en Europe ». La journée était présidée par un Secrétaire d’État, en présence du Président de l’Université, ma table-ronde étant animée par un diplomate. Historiens, sociologues, religieux, politiques ont pu présenter le résultat de leurs réflexions, et débattre. C’est cela, « la Hongrie d’Orban ».

Mon intervention, intitulée « christianisme contre chrétienté ? », a interrogé le rapport entre deux notions qui se recoupent sans se confondre. Partant du constat que les autorités européennes nient les racines chrétiennes de l’Europe, je me suis attaché à démontrer que d’une part elles sont historiquement incontestables, d’autre part elles restent bien vivaces, y compris là où on ne sait pas les discerner. Notamment dans les raisons qui incitent à les nier.
Les racines chrétiennes de l’Europe sont d’autant plus indéniables que celle-ci est une notion chrétienne. Pas une notion ethnique : ceux qu’on appelle « indo-européens » dépassent ses frontières (les Indiens, les Iraniens le sont), et certains peuples européens ne sont pas « indo-européens », tels les Magyars. Pas une notion géographique : ce que les Grecs nommaient « Europe » correspond en gros à l’actuelle Turquie d’Europe, laquelle ne fait pas partie de l’Europe. Le terme apparaît, dans son sens moderne, dans deux lettres de saint Colomban au pape (590 et 614), dans lesquelles il définit l’Europe comme le territoire soumis à l’autorité religieuse de ce dernier. Ce qui pose une première frontière, à l’Est, avec le monde orthodoxe, qui dès avant le schisme de 1054 échappait à l’autorité pontificale, et une seconde, au Sud, avec le monde musulman – qui, soit dit en passant, aura passé des siècles à l’assiéger (les Hongrois le savent mieux que nous).
L’Europe peut en outre être définie d’un point de vue politique comme un espace qui a toujours été travaillé par la nostalgie d’une unité primordiale qu’incarnait l’Empire romain d’Occident. L’Empire carolingien, le Saint-Empire romain germanique, l’Empire napoléonien se sont tous voulus des « restaurations impériales ».
L’Union Européenne, projet d’unification politique, à terme, conçue par des « pères fondateurs » chrétiens (Schuman, Adenauer…) sur les principes chrétiens de pardon et de partage, est, dans un sens, aussi héritière de cette double tradition.
Cette origine religieuse et politique fonde l’identité de l’Europe, parce que la relation Église/États est le « fil directeur » de son Histoire.
L’Empire romain d’Occident a en effet été marqué par sa chute rapide, dès le Ve siècle, théorisée par Saint-Augustin. Pourquoi avait-il succombé à peine devenu chrétien ? Parce que la Cité des Hommes, dirigée par l’État, est mortelle, au contraire de la Cité de Dieu vers laquelle nous conduit l’Église. Ces deux institutions également légitimes doivent coexister. L’Histoire de l’Europe sera ainsi rythmée par leur relation de coopération conflictuelle. Contrairement au christianisme d’Orient, marqué par le césaropapisme, c’est-à-dire la soumission de l’Église à l’État. Et au monde musulman, marqué par la soumission de l’État à la religion.
Cette tension connaît des moments paroxystiques, avec d’abord une montée en puissance de l’Église face à l’État : la réforme grégorienne au XIe siècle, la tentative de mise en place d’une théocratie pontificale par Innocent III et ses successeurs au XIIIe siècle. Puis une perte de contrôle avec la Réforme protestante, qui crée des Églises nationales schismatiques soumises à l’État (Angleterre, Danemark, Prusse…), la montée de l’absolutisme, qui soumet à l’État les Églises restées catholiques, et cet avatar de l’absolutisme que sont les États laïcs contemporains, où le politique a largement absorbé le religieux.
Cette tension a fait de l’Europe un espace de liberté et progrès, dont les exemples sont nombreux : une conception optimiste du temps, de la Création à la fin des temps, en passant par l’Incarnation – à partir de laquelle nous comptons les années – qui pose la possibilité du progrès, par opposition aux conceptions antiques, marquées par les idées de déclin (de l’Age d’or à l’Age de fer) et de temps cyclique (l’éternel retour) ; une distinction Église/État qui a permis que ce dernier ne soit pas tout-puissant, son action pouvant être contestée, au nom de la morale chrétienne, par une institution indépendante de lui ; centré sur le Christ, Dieu fait homme pour sauver les hommes, le christianisme a permis l’émergence de l’idée de personne dotée de droits ; la mise en œuvre précoce du principe d’élection (pour les papes, les évêques, les abbés) a favorisé l’émergence d’une culture démocratique…
Et ces racines sont encore vivaces.
Tout d’abord, nos sociétés modernes sont restées culturellement chrétienne. Certes beaucoup se disent incroyants, bien peu pratiquent encore, le sentiment d’appartenir à une communauté chrétienne est absent. Mais nos pays restent anthropologiquement chrétiens. On peut être non-croyant, non-pratiquant, ne pas chercher à vivre dans un quartier chrétien, et cependant se comporter en parfait chrétien…
Ainsi on impute à l’Église les « rigidités » d’une morale qui n’a en fait rien de spécifiquement chrétien (quelle est la religion qui tolère le mariage entre personnes du même sexe ?), sans voir ce que peut avoir de proprement chrétien (même si c’est une « idée chrétienne devenue folle ») la primauté de l’amour et le refus de juger l’autre.
On peut en outre se demander si la morale chrétienne n’est pas à l’origine de ce qui interdirait désormais à l’Europe de se revendiquer comme chrétienne. L’Église soutient la légitimité des mouvements migratoires et dénonce les courants politiques qui s’y opposent, même si cela conduit à la constitution de fortes communautés musulmanes… qui contestent l’identité chrétienne de l’Europe. L’Église a été la première institution à demander pardon aux Africains pour l’esclavage, ouvrant la voie des exigences de repentance qui enferment l’Europe dans un sentiment de culpabilité. Les principes et les modes de fonctionnement de l’État de droit (principes juridiques d’origine morale, qui s’imposent au législateur) rappellent ceux de l’Église : conscience morale de l’État, ils viennent entraver sa liberté d’action quand celle-ci s’exerce au détriment d’une morale issue de la morale chrétienne. Ainsi quand les États entendent défendre l’identité nationale contre les atteintes qui lui sont portées.
Le christianisme a tellement pénétré notre civilisation qu’on ne le voit plus, comme l’eau dont est gorgée l’éponge.
Le paradoxe est que plus les États revendiquent leur neutralité religieuse, et réduisent l’influence de l’Église, plus ils prennent sa place dans une conception moralisante de leur mission. Délaissant les attributs régaliens – protection des frontières, maintien de la sécurité intérieure, punition des coupables – ils ont à cœur d’accueillir l’étranger, de lutter contre la haine, de demander pardon et de faire aimer à leur peuple ceux qui semblent lui vouloir du mal.
Jean-François Chemain
Jean-François Chemain est diplômé de Sciences Po Paris, agrégé et docteur en Histoire. Il a enseigné durant 10 années en ZEP, dans la région lyonnaise. Il est auteur de nombreux ouvrages sur la France, la laïcité et l’islam.
Nous ajoutons à la suite de ce billet cette vidéo de l’entretien que Jean-François Chemain a donnée à la fondation hongroise Védett Társadalom (en franglais « Safe Society»), après son intervention à l’Université Ludovika. Il y revient sur la question des racines chrétiennes de la France comme il les explique dans son billet, sous l’angle particulier de la « montée de l’islam ».