Une expérience d’enseignant : toucher le cœur des musulmans
J’ai pendant une dizaine d’années enseigné l’Histoire, la Géographie et l’Éducation Civique – tous les sujets qui fâchent ! – dans un collège de la banlieue lyonnaise, dont la grande majorité des élèves était musulmane… ou en voie de le devenir, tant la pression communautaire était forte. Même pour l’enseignant que j’étais, régulièrement soumis à des propositions prosélytes de certains élèves, ou de certains parents. J’en ai tiré deux livres : Kiffe la France (2011), et Tarek, une chance pour la France ? (2016). On m’a trop rapidement pris pour un héros, alors que cela ne m’a en fait coûté que le terrible supplice d’avoir à gérer… un trop plein d’amour.
Il ne s’agit pas de prétendre que ces élèves étaient faciles, bien élevés, dépourvus de violence. Il m’est même arrivé d’être insulté, menacé, débordé. Rarement. Mon expérience a, dès le départ, été marquée par l’amour, un amour gratuitement reçu de mes élèves.
Dès mon arrivée au collège, tout d’abord, alors que, « jeune » agrégé de 45 ans, encore affublé d’un blazer, reliquat de vingt années d’entreprise, j’étais rien moins que rassuré, ce sont ces jeunes qui m’ont accueilli, tout émus qu’un « bourgeois aristocrate » comme moi (ce fut le qualificatif que me valut mon « look ») ait pu faire don de sa personne à la « racaille » (c’est ainsi qu’ils se définissaient). La mayonnaise prit tout de suite entre nous, et très vite j’eus droit à LA question qui les taraudait : est-ce que je croyais en Dieu, et si oui, étais-je musulman, et si non, qu’attendais-je pour le devenir ?
Aussitôt, ils m’adoptèrent, et ma réputation, totalement surévaluée, me poursuivit d’année en année, de grand-frère en petite sœur, car les fratries étaient nombreuses… « Ne partez pas, me disaient les mamans aux réunions parents-professeurs, avant que mon dernier ne vous ait eu ! ». Cette réputation, je crois que je la dus à mon double souci d’être, toujours, in caritate et veritate. « Amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent » chante le psaume 84, ce que Jacques Maritain expliquait ainsi : « il faut un esprit dur et un cœur doux ». Quand on a, au préalable, pris la peine d’instaurer un amour réciproque, alors le chemin est tracé pour la vérité. « Vous n’êtes pas là pour aimer vos élèves », nous a-t-on seriné à l’IUFM (Institut universitaire de formation des maîtres. Eh bien c’est absolument faux : aucune vérité, aussi absolument vraie soit-elle, ne peut cheminer jusqu’au cerveau de son destinataire si celui qui la profère n’a pas, auparavant, créé une relation d’amour avec ce dernier.
Et cela me paraît particulièrement vrai avec les musulmans, d’abord parce que bien des vérités sont susceptibles de les agresser, ensuite parce qu’ils ont une certaine propension à se sentir agressés.
J’ai eu, dans de précédents articles, l’occasion de montrer que l’Histoire des relations entre notre Europe chrétienne et le monde musulman a été marquée par le fil rouge d’une récurrente agression islamique, fondée sur un « verset du sabre » appelant les « fidèles » à mener une guerre impitoyable contre les « infidèles ». C’est sans doute, ô lecteur, dur à lire, ça l’est même, tant c’est brutal, à écrire, mais c’est pourtant la vérité. On imagine l’effet que ce genre de vérité peut produire sur des esprits naturellement portés – je l’ai aussi expliqué – à se poser en victimes. D’ailleurs, la machine est logiquement bien rodée : l’islam justifie la violence qu’il promet aux chrétiens par le fait qu’il serait en situation d’intrinsèque légitime défense contre l’agression, présumée primordiale, de ces derniers. Affirmer que l’islam a, depuis ses premiers temps, agressé les chrétiens est donc susceptible de constituer une « insulte » dont il faudrait se défendre. « C’est le loup de la fable qui mange l’agneau parce que celui-ci, ou son frère, a dit que le loup était méchant » écrivais-je dans mon premier article.
Pourtant, mon expérience est pleine de moments où j’ai pu transmettre à mes élèves des vérités, aussi difficiles soient-elles à entendre.
Mais pour cela il avait fallu instaurer la possibilité de l’amour. J’ai raconté dans mes livres certaines anecdotes émouvantes. Comme le jour où Adam, récemment arrivé au collège après avoir été renvoyé du précédent pour avoir frappé un professeur, se lève (sans autorisation), se dirige d’un pas alerte vers le tableau, y dessine un grand cœur au centre duquel il écrit mon nom, qu’il l’embrasse devant la classe médusée… Il sera renvoyé un mois plus tard… pour avoir frappé un enseignant. Ou encore le jour, le dernier de l’année scolaire, où toute une classe me « tombe dessus » à la sortie du cours pour m’ensevelir sous un énorme câlin collectif, dans un long, long moment fusionnel. Cela n’arrivait pas tous les jours, mais vraiment très souvent. Et, contrepartie de leurs débordements, revenait sans cesse cette question : « Est-ce que vous m’aimez ? ». Les musulmans sont des cœurs d’artichaut.
Je me demande encore pourquoi ces gamins musulmans sont, à ce point, des « cœurs d’artichaut », mais une réponse catégorique serait sans doute présomptueuse.
Alors, bien sûr, cet amour reçu et demandé est valorisant pour l’enseignant. Mais il ne fallait pas en rester là, et j’en ai profité pour, m’appuyant sur ce socle favorable, transmettre ce qui me paraissait être la vérité. Ainsi, un jour, face à une classe gorgée de discours communautaires sur la culpabilité des « blancs » dans la traite des « noirs », renforcés par la repentance des programmes scolaires. « La traite des noirs, ai-je expliqué en substance, constitue certes une tâche sur la conscience des chrétiens, mais elle a cessé depuis longtemps, les peuples qui s’y sont livrés en ont demandé pardon. Mais il faut que vous sachiez tous que la traite ne se limite pas à celle-ci. Les peuples noirs se sont réduits en esclavage les uns les autres, avant même l’arrivée des blancs. Et puis il y a eu la traite arabe, qui a porté sur un effectif supérieur à celui de la traite transatlantique, et qui, elle, n’a jamais été officiellement abolie ! Il reste des esclaves dans de nombreux pays musulmans ! On doit y ajouter la traite des blancs, chrétiens, par les Etats barbaresques, entre le XVe et le XVIIIe siècles ! Pendant trois siècles, les navires d’Alger, Tunis et Tripoli ont écumé la Méditerranée, attaquant les navires chrétiens, livrant les passagers et les équipages à l’esclavage. A quoi s’ajoutaient des raids sur la terre ferme, au cours desquels on enlevait les populations ! ». La réaction à cette révélation fut chez certains… un immense sentiment de fierté : « C’est vrai, Msieur, on a fait ça ? Ouuaaaiiis ! On était les plus forts ! On était les plus forts ! ». Je mis fin à cet enthousiasme. « Il ne faut pas être ma-ni-ché-ens. De deux choses l’une : soit l’esclavage est un crime, et c’est alors valable pour toutes les formes d’esclavage, celui des noirs par les chrétiens, celui des noirs par les arabes, celui des chrétiens par les arabes. Soit l’esclavage est un fait glorieux, la preuve d’une supériorité, ce que je ne pense évidemment pas, mais alors ça doit s’appliquer à toutes les formes d’esclavages. Il n’y a pas un esclavage glorieux – celui qu’ont pratiqué vos ancêtres – et une esclavage criminel – celui qu’ont pratiqué les miens ! ». J’eus droit à une standing ovation et à l’aveu qu’on ne leur avait jamais parlé comme ça.
Aimer, se laisser aimer, faire aimer ce qu’on aime et, dans l’amour, dire la vérité, telle est la synthèse que je retire de mes années d’enseignement à des petits musulmans.
Jean-François Chemain
Jean-François Chemain est diplômé de Sciences Po Paris, agrégé et docteur en Histoire. Il a enseigné durant 10 années en ZEP, dans la région lyonnaise. Il est auteur de nombreux ouvrages sur la France, la laïcité et l’islam.