La naissance de l’empire califal
Connaitre l’islam avec Mission Ismérie, par Odon Lafontaine

La naissance de l’empire califal
Pour le musulman comme pour l’historien, la deuxième moitié du VIIe siècle apparait comme assez nébuleuse : après la période des « califes bien guidés » selon l’expression consacrée de la tradition musulmane sunnite (« bien guidés dans l’islam »), les quatre premiers « successeurs du prophète » (Abu Bakr, Omar, Othman, Ali), cette même tradition évoque une succession de guerres fratricides entre califes, anticalifes, clans prétendant au califat (les fitna), et l’accession au pouvoir de « califes » qui ne sont donc plus, selon l’islam lui-même, des « bien guidés ».
Or, nous avions vu précédemment que, du point de vue historique, ces chefs arabes décrits par la tradition ne pouvaient être réellement qualifiés de « musulmans » au sens que donne l’islam à cette dénomination. Les sources non-musulmanes[1] qui mentionnent ces luttes entre clans n’évoquent de plus aucun « califat », aucun pouvoir centralisé avant l’avènement du « roi arabe » Muawiya Ier, en 661, fondateur de la dynastie omeyyade. Pourquoi donc se battaient ces différentes factions arabes ?
Pourquoi la fitna ?
La prise en compte du contexte apocalyptique et des attentes messianiques de cette période nous aide à comprendre : s’ajoutant aux querelles d’ambition, ce sont aussi les questions de l’établissement du « règne de Dieu », de la divinité du pouvoir qui ont nourri le jeu de concurrence politico-religieuse entre factions[2]. Les prétendants se sont affrontés en arguant de leur légitimité à régner en tant qu’auxiliaires du messie de Dieu censé établir ce règne, quand ils ne se prenaient pas eux-mêmes pour le messie (comme aurait prétendu l’être Ali, selon la tradition chiite, voire aussi Omar, que la tradition pare d’un titre messianique). Certains prétendaient régner « au nom de Dieu » comme on le voit inscrit sur leurs pièces de monnaies, régner comme intermédiaire entre Dieu et les croyants[3], régner en tant que « lieutenant de Dieu » sur terre, et donc régner comme « envoyé de Dieu », c’est à dire par le pouvoir même de Dieu.
Abd al Malik fonde le califat
La lutte fait émerger des chefs de plus en plus forts, jusqu’à l’avènement d’Abd al Malik en 685, personnage clé pour l’émergence du futur islam. Issu du clan omeyyade, il est celui qui constitue le premier et réel empire arabe[4], régnant à mesure de ses conquêtes et des défaites des autres factions sur le Levant, l’Égypte, l’Arabie et la partie occidentale de l’Empire perse. Il est le premier à se proclamer « calife », plus exactement « calife de Dieu », c’est-à-dire « lieutenant de Dieu sur terre » (et non « successeur » d’un Mahomet dont on ne trouve toujours quasiment pas de trace). En fondant le califat, il inaugure ainsi une sorte de gouvernorat de Dieu sur terre. Les temps messianiques sont donc accomplis. Il n’y a plus à attendre le retour du messie Jésus : un autre serviteur de Dieu (un autre messie ?) fait le travail à sa place.

A l’avers : représentation du calife, la main sur l’épée ;
inscriptions arabes : « au nom de Dieu » ; « pas de divinité sinon Dieu seul » ; « que soit adoré l’envoyé de Dieu »
Au revers : lance (?) sous un portique, encadré par des inscriptions arabes :
« commandeur des croyants [affidés] » ; « lieutenant [calife] de Dieu » ; « secours de Dieu » (ou « auxiliaire de Dieu », à rapprocher de la sourate 110)
https://www.numisbids.com/n.php?p=lot&sid=1937&lot=3
L’empire nouveau qui vient de se constituer s’affranchit des tutelles et influences byzantines et persanes. Abd al Malik affirme les symboles d’un pouvoir nouveau sur ses pièces de monnaies ou dans les inscriptions du Dôme du Rocher, à Jérusalem (construit autour de 692) : suppression des références chrétiennes (croix) ou zoroastriennes, condamnation claire et subordination des chrétiens et des Juifs, expression en langue arabe. Il se présente comme l’égal, ou plutôt le supérieur en tout, du nouvel empereur de Byzance, Justinien II, cet autre « lieutenant de Dieu sur terre » arrivé au pouvoir en même temps que lui, et qui tentait de restaurer la puissance romaine et l’orthodoxie de la foi chrétienne.
S’agit-il alors d’islam ? Non, pas encore : le calife tient son pouvoir de Dieu lui-même, comme en témoigne la force de ses armes, sans référence à une prophétie ou révélation divine qui le lui aurait donné. C’est cependant une étape décisive pour la constitution du futur islam. C’est d’ailleurs sous Abd al Malik que ce mot décrira pour la première fois le système politico-religieux qu’il met en place, ses affidés devenant alors les muslimun (« soumis »).
[1] Chronique du pseudo-Sébéos (voir Robert Hoyland, Seeing Islam as Others saw it, Darwin press, 1997, et Stephen J. Shoemaker, A Prophet has appeared, University of California Press, 2021)
[2] Mohammad Ali Amir-Moezzi, « Le shi’isme et le Coran », in Le Coran des Historiens, Le Cerf, 2019 et Le Coran silencieux et le Coran parlant, CNRS Éditions, 2011 ; Stephen Shoemaker, The Apocalypse of Empire: Imperial Eschatology in Late Antiquity and Early Islam, University of Pennsylvania Press, 2018
[3] Cas de Muawiya, comme on peut le voir sur ses monnaies, ou sur la stèle du barrage de Ta’if de 677-678 présentée précédemment, qui le qualifie à la fois d’abd Allah, « serviteur de Dieu », et amir al muminun, « commandeur des croyants » (ou « affidés »)
[4] Cf. Robert Hoyland, Dans la voie de Dieu, Alma, 2018