Le premier dialogue islamo-chrétien de l’Histoire ?
Les chrétiens en débat avec l’islam
Le premier dialogue islamo-chrétien de l’Histoire ?
L’un des tous premiers dialogues « islamo » – chrétiens dont on a conservé la trace date de l’an 644, exactement du dimanche 9 mai 644. Il a eu lieu à Homs, dans la Syrie fraîchement prise par les Arabes, entre leur émir, c’est-à-dire le commandant ou gouverneur de la ville, et le patriarche jacobite local Jean Ier (Mar Jean Sedra). Pourquoi ces guillemets ? Car on ne peut vraiment encore parler d’islam comme religion constituée en ce temps-là. Certes, la tradition musulmane explique que tout l’islam aurait déjà été révélé du vivant de son prophète (mort en 632 selon elle). Mais la recherche historique a apporté de nouveaux éclairages sur la naissance de l’islam (voir par exemple la série « Connaître l’islam avec Odon Lafontaine »), en étudiant en particulier le témoignage de cette bien curieuse disputatio.
On trouve la trace de cet échange, célèbre désormais parmi les spécialistes (*), dans diverses chroniques, mais principalement dans un manuscrit syriaque daté de 874, qui reproduit une lettre relatant son déroulement, écrite par un membre de la délégation chrétienne.
Mar Jean fut patriarche de Homs de 631 jusqu’à sa mort en 648. L’émir n’est pas nommé dans le document. Il s’agirait de Said Ibn Amir, très probablement celui que la tradition islamique nomme Oumayr ibn Sa’d al-Ansari et identifie comme l’un des compagnons de Mahomet ; il fut gouverneur militaire de cette ville de 641 à 644. Notons que durant son gouvernorat, la conquête arabe s’étendait déjà de l’Égypte à la Syrie, en Arabie et en Mésopotamie, Damas étant passée des mains byzantines aux mains arabes en 634. Mar Jean fut donc un témoin privilégié de l’arrivée des Arabes, et de leur religion.

Ce dialogue fut ordonné par l’émir, qui convoqua Mar Jean et lui posa des questions sur l’Evangile et sur les confessions chrétiennes, sur Abraham et Moïse, sur la « loi des chrétiens », mais surtout, principalement, sur Jésus : est-il Dieu ? S’il est Dieu, qui portait et dirigeait le ciel et la terre lorsque Jésus était dans le ventre de Marie ? Où Jésus est-il prophétisé dans les écritures ? Sa divinité y est-elle proclamée ? Moïse l’a-t-il annoncé ? Mar Jean répondit avec force citations des écritures, un sans-faute laissant l’émir sans arguments, si l’on en croit l’auteur du document – lequel a peut-être un peu enjolivé son récit. Il produit ainsi sa propre citation de Lc 12,11-12 pour expliquer pourquoi Mar Jean fut si admirable : « On vous traduira devant les rois et gouverneurs à cause de moi. Mais ne vous inquiétez pas de ce que vous direz et ne vous tourmentez pas. Ce que vous direz vous sera donné à ce moment-là. Car ce n’est pas vous qui parlerez, mais plutôt l’Esprit de votre Père qui parlera à travers vous ».
Que penser de ce dialogue à sens unique ? La question centrale en a été celle de la figure de Jésus, question toujours aussi actuelle : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » (Mt 16,15). Elle est toujours, fondamentalement, la question centrale du dialogue islamo-chrétien, et, dans ce sens, les questions posées par l’émir auraient pu être posée par un musulman d’aujourd’hui.
Les circonstances spécifiques de cette disputatio de 644 ne cessent cependant d’interloquer les spécialistes. L’auteur présente l’émir et sa suite comme des Hagarènes (maggrayê en syriaque, traduisant l’arabe muhajirun, ceux qui ont fait l’Hégire, les Émigrés) – le mot de « musulman » n’étant pas encore en usage à l’époque pour désigner les Arabes conquérants (ni d’ailleurs le mot « islam » pour désigner leur religion). Mais étaient-ils vraiment musulmans ?
Les questions de l’émir indiquent un corpus de croyances proche de l’islam, et même l’existence d’une « loi Hagarène » à laquelle il appelle Mar Jean à se soumettre, certes, mais l’on reste très étonné qu’il ne fasse absolument pas mention de sa religion comme procédant d’une révélation divine, qu’il ne cite jamais le Coran, et, surtout, qu’il n’évoque jamais le prophète de l’islam, mort 12 ans auparavant, et dont il aurait pourtant été l’un des compagnons.
Toujours aussi étrange, l’émir acquiesce lorsque Mar Jean lui répond que « les chrétiens, et vous les Hagarènes, et les Juifs, et les Samaritains acceptent la même Torah, même s’ils diffèrent dans leur foi ». Mar Jean insiste par la suite dans une autre de ses réponses à l’émir : « car vous dites que vous recevez Moïse et ses écrits ». L’islam affirme au contraire que la Torah aurait été falsifiée par les Juifs, comme certains versets coraniques semblent l’indiquer.
Encore plus étrange : alors que Mar Jean cite une nouvelle fois la Torah pour lui répondre, voici que l’émir fait intervenir une personne de sa suite, présentée comme « un Juif » par le témoin relatant les événements, « considéré par eux [les Hagarènes] comme leur expert des écritures ». Mais ce dernier ne put confirmer « selon le texte de la Torah » ce qu’avait énoncé Mar Jean. « Je ne sais pas exactement », répondit-il. Qui donc était ce « Juif », et pourquoi était-il ainsi lié au nouveau pouvoir arabe, au point d’apparaître comme son expert maison ?
Autant d’indices montrant que les origines de l’islam ne sont pas aussi « islamiques » que le récit traditionnel musulman le laisse entendre. Quoi qu’il en soit, cette disputatio nous montre que la question de la divinité de Jésus, et donc derrière elle celle du salut en Jésus, était centrale dès les origines de ce qui allait devenir l’islam, avant même que l’islam ne soit vraiment l’islam.
Odon LAFONTAINE
(*) : Traduction du texte original à trouver chez François NAU, « Un colloque du patriarche Jean avec l’émir des Agaréens [Arabes] et faits divers des années 712 à 716 », in Journal asiatique 11, 1915, p.225-280 ; traduction révisée par Michael Philipp PENN, John and the Emir, Le Muséon 121, 2008.
Voir les analyses de Robert HOYLAND, Seeing Islam as others saw it, The Darwin Press, 1997, pp.459-465 ; Édouard-Marie GALLEZ, Le Messie et son prophète, t.2, 2005-2010, Éditions de Paris, pp. 105-107 ; Michael Philip PENN, When Christian first met Muslims, University of California Press, 2015, pp.200-208 et Envisionning Islam, University of Pennsylvania -Press, 2015, pp. 70-72 et 125-126