La tentative d’assassinat contre Salman Rushdie : l’inexorable censure islamique
Cet été a été marqué par une actualité musulmane aussi brûlante que la canicule qu’il a connue, souvent sur le mode comique, du feuilleton du burkini dans les piscines à celui de la burlesque tentative d’expulsion de l’imam « frériste » Hassan Iquioussen, en passant par la ridicule visite, sous les quolibets, du Président Macron en Algérie, ou le débat avec la NUPES sur « l’islamogauchisme ». Tout cela mériterait certes d’être commenté.
Mais parmi tous ces évènements, l’attentat contre l’écrivain Salman Rushdie me paraît donner matière à une réflexion plus grave. Rappelons les faits.
Rushdie, écrivain américain d’origine indienne
Rushdie est un écrivain américain d’origine indienne, né en 1947 à Bombay, dans une famille de la bourgeoisie musulmane laïque. Il fait ses études au Royaume-Uni, terminant diplômé de l’Université de Cambridge, et commence sa carrière littéraire, en anglais, en 1975. Le succès arrive au début des années 1980, au cours desquelles il obtient plusieurs récompenses pour son œuvre. En 1983, il figure dans la liste qu’une revue littéraire consacre aux « meilleurs jeunes romanciers britanniques ».
La publication, en 1988, de son quatrième roman, Les versets sataniques, vient alors bouleverser le cours d’un début de carrière si prometteur. Ce roman complexe – j’avoue ne pas l’avoir lu ! – raconte l’histoire de deux indiens émigrant en Angleterre, « le déracinement de l’immigré, déchiré entre sa culture d’origine dont il s’éloigne et la culture de son pays d’accueil qu’il souhaite ardemment acquérir, et la difficulté de cette métamorphose » (dixit Wikipedia).

Le scandale des « versets sataniques »
Le scandale arrive de manière imprévue. L’un des personnages du livre, objet d’hallucinations, fait plusieurs rêves. Ceux-ci font référence aux débuts des prédications d’un prophète monothéiste, Mahound (figurant Mahomet de manière comique), dans la ville de Jahiliya (nommée ainsi en référence à la jâhilîya, nom donné à la période préislamique dans le coran) et les pressions auxquelles il est soumis, à un imam exilé d’un pays où il revient à la suite d’une révolution pour y dévorer son peuple (allusion à l’ayatollah Khomeini, qui explique l’acharnement que l’Iran portera contre l’auteur).
Le titre du roman fait référence à un épisode hypothétique de la vie de Mahomet, connu sous le nom de prédication des « Versets Sataniques ». Comme il tentait d’établir le monothéisme à La Mecque, il se trouva en butte à l’hostilité des notables polythéistes de la ville. Le « prophète » aurait d’abord énoncé des versets autorisant d’autres divinités que le seul Dieu – les présentant comme des « intercesseurs » – et recommandé qu’on leur rendît un culte. Avant de se rétracter car ces versets auraient été inspirés par le diable… L’islam n’a jamais pu s’accommoder de ces versets qui ébranlent à eux seuls toute l’authenticité de l’affirmation selon laquelle Mahomet serait un prophète. Car si le diable a pu, ne fût-ce qu’une seule fois, placer des paroles dans sa bouche, et lui faire croire que celles-ci étaient des révélations d’Allah, il est parfaitement imaginable qu’il ait réitéré la même opération à plusieurs reprises. On a donc préféré escamoter ces versets du Coran, et c’est pourquoi le Coran actuel ne les mentionne pas. On en trouve la trace cependant chez certains traditionnistes anciens (principalement al Tabari, historien musulman du Xe siècle). Jusqu’à la médiatisation de Salman Rushdie et de son roman, la quasi totalité des musulmans ignoraient tout de cette affaire. Voilà le scandale : un mécréant, pire, un apostat de l’islam (dans la mesure où son père l’était), a osé mettre en lumière par le titre de son livre un des secrets, des tabous de la tradition islamique.
La persécution de Rushdie
Une tempête se déchaîne alors dans le monde musulman. Au plan local d’abord : deux députés musulmans du Parlement indien, organisent une campagne de presse pour interdire (et obtenir) la publication en Inde, tandis que le Jamaat-e-Islami parti politique pakistanais, prend le relais au Pakistan et en Grande-Bretagne, où des manifestations rassemblent des milliers de personnes hurlant au blasphème. L’affaire prend une dimension internationale, qui dépasse la personne de Rushdie pour s’étendre à tous ceux qui coopèrent à la diffusion de son livre. La fatwa que lance, le 14 février 1989, l’ayatollah Khomeiny est explicite : «Au nom de dieu tout-puissant. Je veux informer tous les musulmans que l’auteur du livre intitulé Les Versets sataniques, aussi bien que ceux qui l’ont publié, ont été condamnés à mort. J’appelle tous les musulmans zélés à les exécuter rapidement, où qu’ils les trouvent…».
Rushdie entre dans la clandestinité, changeant 56 fois de domicile pendant les six premiers mois suivant la fatwa.
S’il est largement soutenu, au nom de la liberté d’expression, par le monde occidental – la reine Elizabeth II va jusqu’à l’anoblir – il est néanmoins condamné par quelques personnalités d’extrême-gauche, racialistes (Paul Gilroy) ou féministes (Germaine Greer) qui préfigurent, avec trente ans d’avance, notre moderne « islamogauchisme ».
La censure islamique va dès lors impitoyablement frapper tous ceux qui promeuvent l’ouvrage. L’écrivain lui-même a fait l’objet d’une vingtaine de tentatives d’assassinat, mais il est loin d’être le seul. En 1991, le traducteur japonais du roman est égorgé, tandis que son homologue italien échappe de peu à un attentat et que, deux ans plus tard, 37 personnes meurent dans l’incendie de l’hôtel où séjourne le traducteur turc des Versets. Son éditeur norvégien survit en 1993 à trois balles tirées dans le dos.
L’attentat du 12 août 2022
En janvier 2005, le successeur de Khomeiny, l’ayatollah Ali Khamenei, réaffirme que Salman Rushdie est un apostat pouvant être tué impunément. C’est ce que vient de tenter de faire le jeune Hadi Matar, 24 ans, né aux États-Unis, dans l’État du New-Jersey, de parents libanais chiites en frappant, le 12 août dernier, l’écrivain d’une dizaine de coups de couteau lors d’une conférence près de New-York. Son compte Facebook a révélé son soutien au Hezbollah, aux Gardiens de la révolution islamique iranienne. Le melting pot américain ne semble pas bien fonctionner avec certains musulmans. Il connaît aujourd’hui son heure de gloire dans le monde islamique avant, sans doute, de passer ce qui lui reste d’existence dans le sinistre pénitencier de Florence (Colorado), où il partagera – sans jamais les rencontrer – la vie d’autres terroristes, tels Zacarias Moussaoui, Richard Reid, Omar Abdel-Rahman… Enfermé 23 heures par jour dans une cellule de 7 m2, sous le contrôle permanent d’une caméra, sans contact avec les autres détenus et ne sortant qu’une heure par jour de sa cellule pour faire des exercices dans une cour fermée…
L’inexorable censure islamique
Le message que Matar a lancé au monde libre, après l’assassinat de Théo van Gogh ou l’attentat contre Charlie Hebdo, est clair : personne, nulle part, n’est à l’abri de la vengeance islamique. Elle peut être mise en œuvre quarante ans après les faits, par quelqu’un né vingt ans après. Frapper l’homme le mieux protégé (Le Figaro notait ainsi : « [Dans son autobiographie Rushdie] raconte la terreur du quotidien […], les changements de planque chaque semaine, l’humiliation de devoir porter une perruque, le parcours du combattant pour continuer à voir son fils, l’impossibilité de construire une vie de couple, et ce mélange étrange d’absolue solitude et d’absence d’intimité. « Je n’étais pas habitué à voir quatre policiers dans ma cuisine, c’était quasiment de la claustrophobie » »).
Le résultat est là : la censure, à l’échelle mondiale, s’installe tranquillement. « Évidemment que j’ai peur », avoue l’écrivain algérien Boualem Sansal, « et tout naturellement je me censure. Je ruse avec les mots. Je tiens compte de l’état des lieux : à part les islamistes, qui ont tous les droits, personne au monde ne peut s’exprimer librement ».
Jean-François Chemain
Jean-François Chemain est diplômé de Sciences Po Paris, agrégé et docteur en Histoire. Il a enseigné durant 10 années en ZEP, dans la région lyonnaise. Il est auteur de nombreux ouvrages sur la France, la laïcité et l’islam.
Note de Mission Ismérie :
Voilà l’occasion de rappeler à nos lecteurs combien le sort des ex-musulmans est difficile, à cause de l’islam, y compris en France. Nous vous renvoyons notamment au travail conduit par l’ECLJ, et à la publication de son « rapport sur la persécution des ex-musulmans en France »