Abraham et Ibrahim
Islam et christianisme : fausses ressemblances, vraies différences – par Henri de Saint-Bon
Abraham et Ibrahim
Le christianisme et l’islam sont avec le judaïsme habituellement et fréquemment présentés comme les trois « religions abrahamiques » de notre monde. Toutes trois font effectivement référence à cette grande figure d’Abraham, et leurs fidèles revendiquent d’en être les descendants.
Mais l’interprétation de cette paternité est propre à chacune d’elles.
Avant de voir ce que représente cet homme pour les chrétiens ou pour les musulmans, précisons que les premiers l’appellent Abraham, tandis que les seconds le nomment Ibrahim.
Notons aussi que les évènements ‘islamiques’ de la vie d’Ibrahim sont en grande partie précisés dans le Coran. Mais ils n’en sont pas tous issus car certains d’entre eux viennent de la Sunna (la tradition) à travers des hadiths publiés au moins 200 ans après la mort de Mahomet, notamment par Al-Boukhari et par Mouslim.
Pour montrer que cet homme est vu et revendiqué d’une manière bien différente par les chrétiens et par les musulmans, nous examinerons d’abord ce que disent les textes sacrés à son sujet, puis nous verrons quelle interprétation donner à ces textes et enfin nous développerons quelques commentaires explicatifs. Et comme toujours pour les articles de cette série « Islam et christianisme : fausses ressemblances, vraies différences », vous trouverez en fin d’article un tableau de synthèse récapitulant les fausses ressemblances et les vraies différences.
Que disent les textes ?
Selon le Livre de la Genèse
Selon la Genèse (chapitres 12 à 22), Dieu fit sortir Abraham d’Ur en Chaldée pour qu’il aille s’établir au pays de Canaan, grosso modo la Palestine géographique (et non politique) d’aujourd’hui.
La femme d’Abraham était Sarah. Elle était stérile. Elle suggéra à son mari, conformément au droit de l’époque, de s’accoupler avec Agar sa servante égyptienne. D’Agar, Abraham eut un fils nommé Ismaël. Mais maltraitée par Sarah, Agar s’enfuit au désert avec son enfant. Là, elle rencontra, auprès d’une source et sous une forme visible, Dieu lui-même qui lui conseilla de revenir chez sa maîtresse.
Plus tard, Dieu institua une alliance perpétuelle avec Abraham, s’engageant à en faire le père d’une multitude de peuples et à lui donner tout le pays de Canaan, mais en retour, les mâles de sa descendance devaient être circoncis de manière que cette alliance soit marquée dans leur chair.
Puis Dieu promit à Abraham une descendance issue de Sarah, aussi nombreuse que les étoiles du ciel, ce qui fit bien rire l’un et l’autre d’étonnement car il était alors âgé de 100 ans et elle de 90. Dieu précisa que ce serait avec Isaac, fils de Sarah, qu’il établirait son alliance et non avec Ismaël fils d’Agar, pour lequel néanmoins il s’engageait à faire de lui un grand peuple (17,20).
Ultérieurement, Abraham renvoya de chez lui Agar et Ismaël, agissant ainsi sous la pression de Sarah qui ne voulait pas que le fils de cette servante hérite avec son propre fils Isaac. Agar erra alors avec son fils dans le désert de Bersabée, ils faillirent tous les deux mourir de soif et Dieu intervint en leur faveur en leur faisant découvrir un puits.
Enfin, se situe l’épisode bien connu du sacrifice d’Isaac : Dieu voulant mettre à l’épreuve la foi d’Abraham lui demanda d’offrir ce dernier en holocauste. Abraham s’apprêtait à s’exécuter mais, au tout dernier moment, Dieu arrêta la main d’Abraham juste avant qu’il n’égorge Isaac.

Selon les textes islamiques
Selon le Coran et la Sunna, des anges veillèrent sur Ibrahim dès sa naissance et lui apprirent à sucer son doigt pour recevoir une nourriture qui accéléra sa croissance.
Dès son plus jeune âge, Ibrahim s’interrogera sur l’origine de la Création.
Dès qu’il fut adulte, il commença à prêcher le monothéisme à son père et à son peuple qui étaient polythéistes, ce qu’il leur reprochait.
Il fut menacé d’être jeté dans la fournaise (Coran 37,97) par les associationistes qu’il combattait, c’est-à-dire par ceux qui associent un fils à Dieu et qui apparaissent aux yeux des musulmans comme polythéistes – en clair les chrétiens avec leur Dieu trinitaire – mais Dieu sauva Ibrahim en faisant jaillir sous le bûcher une source qui le préserva (21,69-70). Devant ce miracle, il fut libéré mais invité à quitter Ur et la terre babylonienne.
Il s’exila avec sa femme Sarah et arriva en Egypte. Le pharaon, ébloui par la beauté de Sarah, en tomba amoureux mais, chaque fois qu’il essayait de l’approcher, sa main était frappée de paralysie car elle invoquait Dieu (selon Mouslim).
Sarah était stérile. Elle suggéra à son mari, conformément au droit de l’époque, de s’accoupler avec Hajar sa servante égyptienne. De Hajar, Ibrahim eut un fils Ismaël.
Sarah devint alors très jalouse et pria Ibrahim d’éloigner Hajar et son fils. Ibrahim emmena la mère et l’enfant dans la vallée désertique de La Mecque, où il revint les voir de temps en temps. Le rituel du pèlerinage à La Mecque a pour origine cet événement.
Hajar et Ismaël faillirent tous deux mourir de soif. Hajar affolée courait d’une colline à l’autre pour chercher du secours. Dieu intervint en leur faveur en faisant jaillir une source (selon Boukhari).
Cette source, la source Zemzem, coule encore aujourd’hui à La Mecque. La course éperdue de Hajar entre les collines de Safa et Marwa est réactualisée lors du pèlerinage.
Dans un songe, Ibrahim vit que Dieu lui demandait de lui sacrifier son fils unique Ismaël au lieu-dit Mina. Au réveil, il lui raconta sa vision. Ismaël, serein, dit à son père : « Fais ce qui t’est ordonné » (37,102). En cours de route vers ce lieu, Satan tenta par trois fois de dissuader Ibrahim d’obéir à Dieu et, pour éloigner le diable, Ibrahim lui lança des pierres. Au moment où Ibrahim allait immoler Ismaël, la voix de Dieu arrêta son geste : « O Ibrahim, tu as été fidèle à ton songe, rachète ton enfant avec le mouton que voici. » Ibrahim égorgea alors, en signe de gratitude et de reconnaissance, un mouton qui paissait par là.
Depuis ce jour, les musulmans sacrifient le mouton le jour de la fête de l’Aïd et, lors du hadj ou pèlerinage à La Mecque, ils lapident à trois reprises Satan à Mina, après les sept circumambulations autour de la Kaaba et les sept va-et-vient de Hajar entre les collines de Safa et Marwa.
Par la suite, Ibrahim eut un autre fils, Isaac, enfant de Sarah, qui rit à cette annonce parce qu’elle était très âgée(11,71-73).
A la fin de sa vie, Ibrahim, qui croyait en la résurrection, voulut en connaître le secret (2,260).

Quelle interprétation est donnée à ces textes ?
Les chrétiens se proclament fils d’Abraham, donc descendants de lui. En quoi et comment ?
1) Abraham eut foi en Dieu. C’est parce qu’il crut en lui qu’il quitta sa famille et ses terres de Chaldée, qu’il partit ne sachant où il allait, qu’il séjourna en ‘terre promise’ comme en pays étranger et qu’il s’apprêta à sacrifier son fils Isaac (He 11,8-19). C’est en raison de sa foi que Dieu conclut avec lui une alliance éternelle, lui promettant une terre et une descendance très nombreuse de sa femme stérile Sarah, alliance qu’Il renouvela avec leur fils Isaac.
Abraham est l’homme de l’Alliance. Les chrétiens sont les héritiers de cette alliance puisque c’est dans et par le Christ que ces promesses sont réalisées. En effet, par sa mort et sa résurrection, le Christ offre le salut en donnant à une multitude accès à une ‘terre promise’.
Cette ‘terre promise’ n’est pas, pour les chrétiens, un espace territorial à la surface du Globe. Elle est celle où amour et vérité se rencontrent, où justice et paix s’embrassent. Elle est le royaume de Dieu. Il s’agit donc de la ‘terre promise’ céleste.
Quant à la multitude – qui constitue la descendance en esprit d’Abraham par Isaac -, il s’agit de tout le peuple saint qui agit dans la foi et auquel les chrétiens appartiennent. Ceux-ci ne revendiquent donc pas la paternité physique – ou charnelle pourrait-on dire – d’Abraham, selon la caractéristique du peuple juif qui en est racialement issu. Mais ils revendiquent d’en descendre spirituellement.
2) Abraham est celui qui se montre prêt à sacrifier son fils unique Isaac, selon la demande de Dieu.
Cet holocauste préfigure, aux yeux des chrétiens, le sacrifice sur la croix de Jésus, fils de Dieu et c’est par Jésus que Dieu a promis de bénir toutes les nations de la terre et de sauver toute l’Humanité du péché.
Ainsi, en envoyant son Fils sur terre, Dieu réalise en Jésus-Christ, 1 800 ans plus tard, cette double promesse d’une terre et d’une descendance, puisque, depuis et grâce à lui, le salut est offert à tous et tous héritent spirituellement, conformément à la promesse.
3) Enfin, Dieu renouvelle son alliance avec Isaac et non avec Ismaël. Car, pour hériter de la promesse, il ne suffit pas d’être fils d’Abraham. Il faut encore l’être, non comme Ismaël né d’une servante et conformément à l’ordre naturel, mais comme Isaac né d’une femme libre et conformément à la promesse de Dieu, et cette promesse d’une descendance préfigure celle des chrétiens qui reçoivent le monde en héritage (Ga 4,28). Car cet héritage est donné en accomplissant la promesse reçue par la foi et cette promesse est assurée à tous ceux qui se réclament de la foi d’Abraham (Rm, 9,8 ; Rm, 4,13-14).
C’est pour ces raisons qu’Abraham est le père et le modèle parfait de la foi en Dieu car il a toujours obéi à ce que celui-ci lui demandait. Il a cru Dieu sur sa seule parole. Et c’est par cette foi qu’est inaugurée l’histoire du salut.
Il convient de noter que, dans une optique judéo-chrétienne et contrairement à ce que disent les musulmans, Abraham n’est pas un prophète car il n’a jamais annoncé la venue du Messie : il est seulement un ‘patriarche’.
Que réprésente Ibrahim dans l’islam ?
1) Ibrahim est le père du monothéisme, croyance qu’il affirme devant son père et sa communauté qui adoraient plusieurs divinités. Il est l’ami de Dieu. Il a le cœur pur. Il cherche Dieu. Il est le premier hanif. Il est le ‘modèle parfait’ (Coran 60,4). Il prêche à son père et à tout son peuple l’unicité de Dieu et détruit leurs statues païennes (37,85-96), au risque de sa vie puisqu’il est jeté dans la fournaise. Une fois sauvé par la main de Dieu, il promet à son père de demander le pardon pour lui (19,47) mais, plus tard, malgré sa sollicitude et son indulgence, il le désavoue (9,114) car son père est trop ennemi de Dieu. Ainsi, il situe le monothéisme non en tant que tel mais en opposition avec le polythéisme envers lequel il déclare une inimitié et une haine à jamais (60,4). C’est donc dans la haine de celui qui ne professe pas la même religion que lui qu’il apparaît comme le modèle parfait.
2) Il est le musulman (soumis à Dieu) le plus accompli : « Ibrahim n’était ni juif ni chrétien. Il était entièrement soumis à Dieu. Et il n’était point du nombre des polythéistes. Certes les hommes les plus dignes de se réclamer d’Ibrahim, sont ceux qui l’ont suivi, ainsi que ce prophète-ci, et ceux qui ont cru. » (3,67-68). Il récuse absolument tous ceux qui donnent des associés à Dieu (16,120-123).
3) Il fut éprouvé par Dieu de multiples façons mais il surmonta ces difficultés et Dieu en fit un exemple à suivre. Mais il fut aussi celui auquel Dieu apporta des preuves de sa toute-puissance pour accroître sa croyance et lui fit faire des miracles (2,260).
4) Avec son fils Ismaël, il fonda la Kaaba (2,127), en fit un lieu sûr et pur. Puis, il ordonna à ses gens d’y aller en pèlerinage (22,26-29) et de se tourner vers elle lors de la prière rituelle. C’est donc en sa mémoire et en celle de Hajar, mère de leur fils Ismaël que se déroule tous les ans le pèlerinage des musulmans à La Mecque, selon les épisodes survenus à ceux-ci en ces lieux.
5) Ibrahim est un prophète et un des plus importants de l’islam. Comme d’autres prophètes et notamment Noé, il reçut de Dieu le Livre (57,26), c’est-à-dire le texte de la table gardée par les anges au ciel et qui, transmise à nouveau plus tard à Mahomet, devint le Coran. Mais cette version-là – celle transmise à Ibrahim et que les musulmans appellent les ‘Feuillets d’Ibrahim’ – a été altérée et falsifiée par les hommes et le temps et n’est plus véridique. Il reçut également de Dieu la sagesse et la prophétie.
Quelques observations maintenant
1) Les musulmans revendiquent de descendre d’Abraham par le sang d’Ismaël. Pour eux, c’est bien Ismaël – et non Isaac – qui est offert en sacrifice à Dieu. Par ailleurs, le Coran indique que les Juifs descendent d’Isaac. Deux questions se posent :
- Ibrahim était hébreu, et la Bible comme le Coran indiquent qu’Hajar était égyptienne, donc non arabe puisque l’Egypte ne fut envahie par les Arabes que 2 500 ans plus tard. Ni l’un ni l’autre n’était donc arabe. Comment admettre que leur fils Ismaël le fut et que les Arabes descendent de lui ? Comment admettre que la race arabe se soit séparée de la race juive 1 800 ans seulement avant Jésus-Christ alors que l’origine des différentes races peuplant l’Univers remonte à la nuit des temps ?
- Comment se situent, sur ce plan, les 85 % des musulmans d’aujourd’hui qui ne sont pas arabes ? Car un Indonésien ou un Pakistanais peuvent difficilement se dire descendants charnels d’Ismaël !
2) On retrouve bien dans l’islam – comme dans les deux autres traditions monothéistes – le thème du sacrifice demandé par Dieu en signe de confiance totale en lui. Dans le christianisme, Dieu sacrifie sur la croix son fils unique Jésus-Christ pour sauver les hommes.
3) Toutes trois se réclament donc de ce père unique Abraham, paternité et filiation charnelles pour le judaïsme et l’islam mais spirituelles pour le christianisme.
4) Cependant, et ceci est fondamental, les textes sacrés de l’islam ne font pas état d’une alliance conclue entre Dieu et Ibrahim. Ce dernier est le père du monothéisme, un musulman accompli, mais, contrairement à Abraham, il n’est pas l’homme de l’Alliance. Voilà véritablement ce qui distingue la figure d’Ibrahim de celle d’Abraham. Le chrétien doit donc faire preuve de discernement dans ses rencontres avec les musulmans s’il est invité à des réunions conviant les représentants des trois religions abrahamiques.
Henri de Saint-Bon
Henri de Saint-Bon, né au Maroc, est un ancien officier de l’armée de terre et consultant en organisation et ressources humaines, notamment en Afrique. Il s’est beaucoup investi au sein de l’association Clarifier. Il est l’auteur de Catholique/musulman : je te connais, moi non plus, avec Saad Khiari (F.-X. de Guibert, 2006), du Petit lexique islamo-chrétien (Éditions de l’Œuvre, 2012), du Christianisme oriental dans tous ses états (Le Livre ouvert, 2014) et de L’islam à la lumière de la foi chrétienne (Salvator, 2016), dernier ouvrage dont il tire la série d’articles publiés par Mission Ismérie.
En bref
Vision catholique (Abraham) | Vision islamique (Ibrahim) |
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Abraham n’est pas prophète car il n’annonce pas la venue du Messie, mais il est un patriarche qui la prépare. | Ibrahim est prophète car il a reçu de Dieu et transmis le Livre de toujours qui est le texte inscrit sur ‘la table gardée par les anges au ciel’. |
Il n’a rien écrit. | Il n’a rien écrit non plus mais a reçu ce message qui, ensuite, a constitué ‘les Feuillets d’Ibrahim’. |
Il inaugure l’histoire du salut. | Cette affirmation n’a pas de sens pour les musulmans puisqu’il n’y a pas, dans l’islam, de dessein de salut de la part de Dieu. |
Il reçoit une promesse de la part de Dieu. | Il n’y a pas non plus de promesse de salut de la part de Dieu. |
Il est l’homme par lequel Dieu fait alliance avec le peuple juif élu. | Il est le père du monothéisme. Il n’y a pas d’alliance entre Dieu et lui. La notion d’alliance biblique de Dieu avec le peuple élu n’existe pas dans l’islam. |
Il est un personnage bien ancré dans le temps et dans l’espace. | Il n’est pas situé dans le temps, à l’instar de tous les prophètes. Il est situé dans l’espace et est à l’origine de la Kaaba. |
Il engendre Isaac considéré comme le père des Juifs et qu’il a eu de sa femme Sarah. | Il engendre Ismaël considéré comme le père des Arabes et qu’il a eu d’une de ses servantes Hajar. |
Il accepte par soumission l’ordre de Dieu de sacrifier son fils Isaac. | Il accepte par soumission l’ordre de Dieu de sacrifier son fils Ismaël. Ce sacrifice est commémoré tous les ans par l’aïd-al-adha. |
Avec le sacrifice de son fils Isaac, il préfigure Dieu le Père offrant en sacrifice son Fils Jésus-Christ sur la croix pour sauver les hommes du péché et triompher de la mort. | Cette affirmation n’a, elle non plus, aucun sens pour les musulmans pour lesquels Jésus n’est pas Dieu et n’a aucun rôle à sauver le monde. |
Pour approfondir : l’enseignement du P. Frédéric Guigain sur « L’alliance avec Abraham »